27a5fb93459cdaa109a6c32ef00fd2bd

Cyberpunked Eden
by *ArchmageSalmir
Anthro / Digital Media / Painting & Airbrushing ©2010-2013 *ArchmageSalmir

Presque trois semaines se sont écoulées depuis la dernière publication.
Les idées fourmillent mais les coucher sur papier (virtuel ^_^) se révèlent plus ardus que je ne pensais, du moins leur donner la consistance que je désire. 
Ce cycle sans nom qui prend place après Deus Ex Machina dans la cité dystopique d’Europa touche bientôt à sa fin.
Change (in the house of flies) de Deftones est la chanson qui m’a inspiré cette ambiance de fin du monde.
Décadence et cruauté flirtent avec le sensuel dans cette composition captivante.

Voici donc le huitième chapitre de cette histoire.

Bonne lecture!

Jardin d’Eden perché dans les nuages, je rêve de ces jours d’avant la chute, de ces instants que je pensais à jamais dissimulés par les brumes du code.
Les zéro et les uns s’effaçaient peu à peu pour laisser place à ces souvenirs douloureux.
Je les aurais préférés enterrés éternellement dans ce jardin paradisiaque suspendu au dessus de ce chaos qui dévaste Europa.

La nuit ne me berçait plus qu’à peine, la lune se riait de mes cauchemars, les cris montaient des ruines fumantes de notre déchéance.
J’avais échoué en tant que chef exécutif adjoint parce que je pensais que William Werner serait immuable au même titre que ces tours qui griffent le ciel à nouveau nuageux.

Le code devait me sustenter, me faire oublier que nous n’étions plus qu’une enclave au milieu de vastes plaines désolées, ravagées par ce code que j’ai participé à relâcher sur le continent au côté de Werner, parce que je le jalousais secrètement d’avoir tant de pouvoirs, d’être à ce point reconnu par la communauté scientifique internationale pour avoir conçu cette chambre de réalité virtuelle.

J’avais échoué en tant que scientifique mais quelque part également en tant qu’homme.

Etrangement, je n’en avais jamais vraiment eu honte.
Seuls ces souvenirs tenaces se révélaient insupportables et le code aurait du servir de placebo pour me débarrasser de cette amertume, de cette sensation d’échec qui continuait malgré tout de me poursuivre.

Un rayon de soleil traversa la baie vitrée, sa chaleur caressa le masque qui me tenait lieu de visage, m’entraînant dans les méandres d’une rencontre qui allait déterminer mon existence.
Un murmure qui se riait de moi :

I watched a change
In you
It’s like you never
Had wings

Qui aurait cru que l’astre du jour allait tant nous manquer ?

Etait-ce une femme ou un homme que j’attendais ce jour là ?

Voilà bien un élément que ma mémoire avait choisi de me dissimuler pour toujours.
J’étais jeune, fringuant, amoureux, peut être trop si l’on peut l’être et je me serais tué pour lui, pour elle.

Etait-ce réciproque ?

Sans doute pas comme j’allais le découvrir. L’aveuglement des sentiments me gouvernait, j’y croyais, je faisais confiance, une erreur de jeunesse que je ne risquais pas de répéter.

Ce moment de ma vie avait une saveur bien particulière car il devait, avec le recul, me conditionner à ce que j’allais commettre par la suite.
Cela n’excusait pas pour autant mon comportement, bien que cela me rassurait de penser que je ne fus pas entièrement responsable de tous mes actes.

J’avais attendu pendant des heures, le soleil s’était mué en nuages, les nuages en nuit, puis la pluie était venue et avec elle l’amertume d’avoir été abandonné.
Dans une ville inconnue, par celui ou celle que j’aimais parce que j’étais trop jeune, trop brillant, trop émotif. Les explications m’étaient parvenues quelques semaines plus tard après un long silence douloureux. Je me réveillais chaque nuit à sa recherche, en vain.  Studio vidé de toutes ses affaires, murs nus, salle de bains glaciale et seul un soupçon de parfum qui flottait dans l’unique pièce, me rappelant à chaque instant que nous avions été deux.

Le PAD sonna avec insistance, me tirant de ma rêverie. Hiro et certainement Duchesne.

Les deux visages grotesques s’affichèrent en projection holographique.
A l’image de feu Werner, des créatures boursouflées d’angoisse, d’avidité et de code muté.

Mon futur prochain pour avoir abusé trop longuement de ce poison qui nous améliorait à mesure qu’il nous tuait.

Visages convulsés de colère. Les sifflements de Hiro me tapaient particulièrement sur les nerfs.

« Tobias, qu’est ce qui passe à Europa ? 48h sans aucun rapport de votre part ! »

Je soupirai, passai une main lasse sur mon visage, remarquai au passage que des bubons avaient commencé à fleurir sur mon front, nourris par cette peau devenue aussi épaisse que du cuir trop tanné.

« Europa… Hiro, vous savez bien que depuis « l’accident » de Werner, c’est le bazar. On ne tient plus la population. Les modérateurs centraux perdent les pédales, les mutations déferlent d’un peu partout et certains « contaminés » parviendraient même à dompter le code. Le navire est en train de sombrer et ce sont les rats à l’intérieur qui élargissent malgré eux les failles dans la coque… »

Râles de Duchesne.

« Ce n’est pas pour vous plaindre que nous vous avons confié ce poste, Tobias, mais bien pour nettoyer ce merdier. Si Esope et Edo devaient être contaminées… »

Je ne le laissai même pas finir que j’embrayai sur leur ritournelle habituelle.

« … ce serait la fin de l’humanité telle que nous la connaissons… Oui, je sais Duchesne, je vais faire en sorte qu’Europa redevienne le bastion de stabilité, garant de l’avenir de l’humanité tel que vous trois le voyiez… »

J’y mettais autant de conviction que faire ce peut même si je savais pertinemment que je n’y croyais plus. Le retour des souvenirs n’avait fait qu’ébranler mes convictions, me rappelant à quel point tout ce foutoir n’était qu’une aberration construite par des malades.

Les salutations de Hiro furent glaciales, Duchesne fut à peine plus aimable. Cela tombait bien qu’ils coupent la liaison puisqu’une nouvelle détonation retentit en contrebas. Je traînai ma carcasse mutante jusqu’au bord du parapet clôturant le jardin céleste. Un nouveau quartier venait de tomber. Des canalisations avait explosé, libérant du code brut, accompagné de clones esclaves mutés. Les détachements d’androïdes dépêchés à la hâte étaient à peine capables de circonscrire l’épidémie. Une brève connexion au réseau me renvoyait les images de modérateurs terrifiés, de citoyens confrontés à la réalité que nous leur dissimulions depuis tant d’années.

Europa ne tomberait pas ce soir mais ce n’était qu’une question de jours.

Hiro n’était qu’un abruti avide et sans scrupules et je n’avais fait qu’encourager dans cette voie en collaborant avec lui peu avant la chute…

Un café un soir non loin de Tokyo. Hiro m’attendait avec son sourire de bon commercial. Il n’avait jamais été doué pour tout ce qui était scientifique. Je l’avais rencontré dix ans auparavant sur les bancs de la fac. Plus âgé que moi, il menait une carrière peu reluisante d’assistant de professeur-chercheur parce qu’il n’avait pas été capable au fil des années de décrocher le diplôme qui lui permettrait d’obtenir une bourse et une chaire dans l’université qu’il fréquentait. Il manquait clairement de génie mais avait un talent particulier pour embobiner les gens et vendre tout et n’importe quoi. Je le savais dealer à ses moments perdus et ce n’était par rare qu’il me fourgue de la came durant mon doctorat. Ses mélanges maisons m’offraient des nuits tranquilles en vue des examens qu’il était bien incapable de passer avec succès.

Quoiqu’il en soit, dix ans après notre première rencontre, il me contactait pour discuter en tout bien tout honneur dans un café de Tokyo.
Il avait appris que je travaillais pour Werner et je savais qu’il était en concurrence avec ce dernier. Comment était-il arrivé à diriger un centre de recherche aussi pointu ?

Jamais je ne le saurais mais cela allait sans dire qu’il avait du intriguer avec le talent que je lui connaissais. Ce soir-là, il me parut radieux, profondément séduisant. J’osais à peine me l’avouer mais je le désirais. L’âge l’avait notablement amélioré et il émanait de lui une sensualité animale. Je me perdais dans son regard, son sourire avant de réaliser qu’il me demandait ni plus ni moins de trahir mon actuel employeur. Il me savait mal payé, peu reconnu. Il jouait sur mon ressentiment, sur le mépris comme la jalousie que je portais à Werner. Il me confia un virus à insérer dans la matrice conçue dans le centre. Cela devait faire dérailler le système, écraser définitivement les données et causer la fermeture du centre. Bien entendu, il me garantissait d’être récupéré au sein de son propre bureau de recherche. Il ne voulait pas voir mon talent partir chez la concurrence.

Comment pouvais-je refuser pareille proposition ?

Je scellais notre engagement en trinquant. Un champagne fort coûteux qui nous est rapidement monté à la tête, à l’un comme à l’autre. Cette sensualité ressentie s’est confirmé quelques heures plus tard. Au cœur de la nuit, dans cette chambre d’hôtel que je ne reverrais jamais, Hiro s’est donné à moi puissamment. Sa virilité, son odeur, ses mains… une hardiesse que je n’avais jamais connu auparavant chez un homme, qui m’a fait oublié un instant cet abandon des années auparavant même si ce ne fut que pour une nuit. Je me réveillais le lendemain matin, seul, à nouveau.

Le PAD bipa à nouveau. Ces souvenirs devenaient de plus en plus prégnants au point de me faire oublier la réalité. Les alertes s’accumulaient sur l’écran tactile depuis dix bonnes minutes et je ne les avais pourtant pas entendues. Je frissonnai en me remémorant l’état catatonique de Werner connecté à sa machine. Peut-être est-ce cela l’avenir de toute personne exposée trop longtemps au code.

Les messages des modérateurs dépassés par les évènements me donnaient un compte rendu catastrophique des travaux de sécurisation des secteurs internes d’Europa. Nous avions renoncé à tous les quartiers périphériques. Les sous-sols étaient condamnés et continuaient pourtant à déverser des clones corrompus par le code. Je savais pertinemment que bétonner les conduites n’étaient pas une solution mais cela rassurait les troupes.

Le code a cette propriété de déchirer les trames une à une pour laisser pénétrer ce qu’il a de plus corrupteur au sein même de l’organisme hôte sans que celui-ci puisse y opposer la moindre des résistances.

Du moins, c’est ainsi que nous l’avions analysé et compris jusqu’à ce que Bernice nous démontre le contraire.

Sauf que Bernice avait disparu et cela, d’une certaine manière, je l’avais accueilli à l’époque avec un soulagement non dissimulé.

Bernice ou la favorite de Werner. Dès son arrivée dans le centre, je m’étais senti mal à l’aise en sa présence. Quelque chose en elle me ramenait à des moments douloureux du passé. Pour autant, elle était la plus brillante du centre et les avancées en termes d’ingénierie virtuelle passaient par elle. Werner comptait énormément sur son talent au point de nous délaisser, au point de me pousser à le trahir avec le virus donné par Hiro. Pour ainsi dire, cela n’avait pas donné ce que mon « employeur » escomptait. La matrice avait bien été détruite mais avait surtout généré deux intelligences artificielles hors de tout contrôle. Bernice, fabuleuse Bernice les avait d’ailleurs retrouvés et je ne pouvais m’empêcher de la jalouser. Tant de chance, tant de talent, une intelligence aiguisée, un sens des priorités que ne cessait d’encenser Werner. Et moi qui rongeait mon frein, mes projets mis entre parenthèses parce que ce n’était pas assez en avance sur son temps. Trop peu ambitieux vu l’urgence qui menaçait l’humanité.

J’avais accueilli l’échec de Bernice avec satisfaction même si cela nous condamnait à la terreur, à la claustration. La délivrance était venue d’elle une fois de plus. Ce fut à ce moment-là que j’ai réalisé que Werner sombrait, qu’il supportait de moins en moins cette femme qui se croyait capable de nous mener. Lorsqu’il nous annonça un soir qu’elle avait disparu, je sus qu’il avait agi pour le bien de la communauté. Europa était apparue ensuite et mes projets purent être mis en œuvre.

Des containers étanches au code, voilà ma plus belle invention qui avait permis de confiner les trois sujets ADAM, EVE et LILITH. Jamais je n’avais été remercié pour cette technologie et allié au savoir faire que  Werner avait réussi à tirer de Bernice, nous étions en mesure de construire Europa petit à petit tout en offrant aux centres de Paris et de Tokyo les moyens de s’en sortir progressivement.

Je devais enfin être récompensé en prenant la tête des modérateurs centraux.

Le vide m’attendait au sommet. J’avais tant aspiré au pouvoir que je ne savais plus qu’en faire.
Depuis ce jardin suspendu, prison dorée s’il en était, je surveillais Europa au côté d’un Werner vieillissant et mutant, à peine capable d’enchaîner deux pensées rationnelles en dehors du réseau.

Ce réseau que j’avais fini par haïr, interconnecté en permanence, lisant dans le cœur des uns et des autres, reprogrammant sans cesse pour s’assurer que la société allait dans le bon sens.
Expérimentant sur les humains de synthèse, ces clones engendrés grâce au code pour produire un code raffiné, sans danger pour cette humanité que j’avais décidé de sauver d’elle-même.

Sauf que ce code ne me nourrissait plus suffisamment. J’avais besoin de ce shoot qui courrait dans mes veines, me faisait oublier ma condition, cette solitude qui me rongeait progressivement.
Le spécimen LILITH m’approvisionnait en code pur à l’insu du système. Je savais dissimuler mes traces et les trois patriarches manquaient bien trop de constance à présent qu’ils sommeillaient péniblement sur le réseau.

A mesure que j’oubliais, la vie me paraissait plus joyeuse, moins inquiétante jusqu’à ce que les cauchemars commencent. Une impression de menace, constante, impalpable qui me plaquait au lit.
L’envie de crier mais le souffle coupé et cette silhouette enténébrée qui m’observait. Je l’entrapercevais du coin de l’œil, présence monstrueuse capable de m’avaler en un instant.

Toujours ces mots soufflés dans une sensualité aussi douce que perverse…

Now you feel
So Alive
I’ve watched you change

La prise de code ne faisait qu’intensifier ces terreurs nocturnes, dévoilant peu à peu la créature. Gracile, dépourvue de genre, je n’aurais pu savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Ses yeux incolores trahissaient une souffrance profonde, ses cheveux ternes n’appelaient aucune sensualité et sa bouche tordue par l’amertume me mettait profondément mal à l’aise. Je la connaissais, j’en étais certain mais où l’avais-je rencontrée ?

Jamais elle ne me parlait. Mais la menace était bien réelle. Je sentais qu’elle me rongeait de l’intérieur. Les premiers stigmates liés au code apparurent à cette époque.

Puis un jour, elle ne m’apparût plus. Je corrélais ce fait à la disparition de LILITH. Le caisson avait été éventré par le code. Je le croyais totalement invulnérable et l’impensable était arrivé. Je dissimulais l’information à Werner, encore qu’il n’était même plus capable de réaliser que le cœur de notre dispositif avait disparu, trop occupé à assouvir ses appétits pervers sur le réseau. Les premiers infectés apparurent alors et je paniquai car je compris que LILITH vivait en totale liberté dans Europa, contaminant autour d’elle sans fin et sans doute inconsciente de tout ce qu’elle détruisait ainsi. Des modérateurs commencèrent à muter et en remontant la piste je compris qu’une certaine prostituée officiait en ville. Les descriptions rapportées identifièrent clairement la créature de mon rêve.

Mais il était déjà trop tard. Mes jambes me portaient à peine, les mutations devenaient visibles et je ne pouvais plus agir que par des expédients, des androïdes sans âme, incapables d’accomplir correctement le travail pour lequel ils avaient été assemblés au point que l’un d’eux avait porté au sein même de la chambre de Werner le virus capable de le détruire. Sa structure me rappelait étrangement le programme transmis par Hiro il y avait si longtemps…

Jouerait-il encore double jeu ?

La douleur me rappela à la réalité, intensifiée par la sensation d’être observé au sein de ce jardin supposé inviolable.
En haut d’une tour de plus de 500 mètres, accessible par un unique ascenseur sécurisé et hermétique aux accès réseaux extérieurs, il semblait peu probable que qui que ce soit puisse venir me déranger dans ma retraite céleste.

Pourtant la terreur planait, invisible mais constante, me prenant à la gorge, m’étouffant dans la crainte. Avec dégoût, je me projetai dans le réseau, scrutant chaque zéro et un constituant la trame du jardin. Les buissons remodelés par le code, les haies, jusqu’aux brins d’herbes. Puis finalement l’arbre au cœur de mon paradis caché. Un serpent noirâtre s’y enroulait autour. Fascinant et surprenant, le reptile dévorait sa propre queue. Le code qui le composait vibrait d’une énergie étrange, résonnant en moi dans ses murmures qui me perturbaient tant…

I took you home
Set you on the glass
I pulled off your wings
Then I laughed

La vibration, s’intensifiant, donna naissance une silhouette qui m’était à la fois familière et complètement étrangère. J’y reconnaissais les traits de Bernice qui se serait fondue dans l’androgynie glaciale du démon entr’aperçu dans mes cauchemars. De ses yeux d’ébène émanait cette cruauté propre aux intelligences artificielles que nous redoutions temps.

Son sourire charriait des lames et je tentai de me déconnecter à la hâte du réseau.

L’environnement codé se brouilla, les zéros et uns s’enroulèrent autour de moi, m’immobilisant, épousant mon propre code.
Je remarquai avec un soupçon de panique que ces liens s’étendaient jusqu’au serpent. L’intelligence artificielle qui était Bernice sans être tout à fait elle ricana.

« Piégé, Tobias. »

Je balbutiais.

« Qu’êtes-vous ? »

Pour ainsi dire, je ne m’attendais pas vraiment à une réponse.

« L’image de Bernice après que Werner l’ait torturée à mort. »

Ses yeux étincelaient de haine. La curiosité me dévorait. J’osais.

« Où est LILITH ? »

Nouveau rire de Bernice. Le sarcasme se mêlait au mépris.

« Partout et nul part. Elle est celle que j’ai aimée, sacrifiée, puis libérée. Elle erre dans Europa, renversant votre paradis autarcique. Ce serpent n’est que le virus que j’ai libéré par un éveillé. »

Cette discussion me faisait gagner du temps. Je disséquais à toute allure le code. Ce que Bernice ne semblait pas saisir, c’est que nous avions fait des progrès sur l’exploitation brute du code depuis les premières fuites et si nous n’étions pas encore capables de colmater les brèches, nous pouvions pour quelques uns d’entre nous d’accumuler suffisamment de code corrompu pour le décharger en un point précis. Les effets constatés étaient dévastateurs tant pour l’émetteur que pour la victime.

Je n’avais pour ainsi dire plus grand-chose à perdre de toute manière.

Je continuais à la faire parler.

« Pourquoi maintenant ? »

Son sourire se fit soudain bienveillant.
Etrangement, cet élan de bienveillance et de sincérité finit de réveiller ses souvenirs que  je pensais scellés à jamais dans les brumes du passé.
Je connaissais Bernice depuis bien plus longtemps que je l’aurais voulu.

« Je suis la virtualisation du désir le plus profond de Bernice. Elle souhaitait la fin du monde parce qu’elle avait perdu tout espoir. Les forts s’engraissaient sur les faibles, l’amour, le partage avaient quitté les cœurs des êtres humains. Guerres intestines, avidité, dévastation, sapience perdue. Elle voulait mourir avec le monde pour renaître ailleurs dans un univers loin de ces calamités. »

Elle s’interrompit un instant. Le code tourbillonnait en moi à pleine vitesse.
Je devenais la matrice capable d’accélérer ces zéros et uns mutagènes pour les transformer en arme létale. Le serpent desserra un instant ces anneaux, compromettant sa maîtresse.

Je dégageai mon avatar et relâchais brutalement le code sur le serpent. Le rebond toucha l’intelligence artificielle. Le virus enserrant l’arbre se tordit, relâchant totalement son emprise. Le contrecoup m’éjecta du réseau. Je reprenais connaissance dans un jardin ensanglanté. J’avais muté au-delà de tout contrôle. Chair purulente, gigantesque, un visage piégé au sein d’un corps frémissant. Je n’avais plus rien d’humain hormis cette vilaine âme logée à l’intérieur de cette enveloppe déchue.

Le murmure reprit, lancinant, effrayant car la voix émanait de l’arbre à présent…

I look at the cross
Then I look away
Give you the gun
Blow me away

L’intelligence artificielle avait survécu. Je le présentais avant même qu’elle réapparaisse. Le PAD bipa encore et encore. Je remarquai qu’il glissait paresseusement au milieu des plis frissonnants de ma peau. Mes bras, réduits à de simples allumettes, ne pouvaient s’en saisir. Je lançais une impulsion réseau sans trop vraiment y croire. Zéros et uns répercutèrent avec facilité mon mouvement. Je compris soudain pourquoi Werner appréciant tant de se perdre dans les méandres du cyberespace. Ce monde virtuel lui rendait le corps qu’il avait perdu au nom de l’humanité.

Le PAD projeta l’hologramme agrandi de l’intelligence artificielle qui se faisait appeler Bernice. Malgré l’agression qu’elle venait de subir, son visage témoignait d’un calme inhumain.

« Ils vont venir pour toi, Tobias. Tu es le dernier d’Europa à supporter ce régime corrompu. Werner comme toi avaient œuvré dans le sens que j’attendais de vous. Votre avidité m’a servie au-delà de toutes mes espérances. Je rends cette terre aux plus aptes à survivre dans les désolations ravagées par le code. Il n’est plus question d’une poignée d’individus se substitue à la volonté de toute une population. »

Je bavais de rage. Même si j’avais abandonné dans le secret de mon âme, je ne pouvais me résoudre à l’idée d’avoir ainsi été manipulé et utilisé par cette créature désincarnée.

« Voici mon dernier cadeau, Tobias. »

La projection se modifia graduellement pour laisser place à un assemblage de lignes de code représentant une seringue stylisée.

« Suicide-toi avec ce virus. J’ai pitié de ton état et je n’ose même pas imaginer ce que te ferons subir mes enfants lorsqu’ils te découvriront. Autant que tu en finisses maintenant… »

Sincérité et compassion filtraient de sa voix synthétisée. Je brisais le PAD pour toute réponse lorsque la porte de l’ascenseur menant au jardin explosa.

Trois silhouettes se découpaient dans l’embrasure éclairée par les étincelles intermittentes d’une cage dévastée…

Le récit d’Europa se poursuit dans Aurora!