Il y a un peu plus d’un an, je débutais les Focus Manga par l’analyse du personnage de Sechs dans Gunnm Last Order, l’oeuvre fascinante de Yukito Kishiro.
Cela va sans dire, ce personnage continue de m’intriguer et ce n’est pas mon avatar depuis si longtemps pour rien.
Androïde initialement de genre féminin qui va décider de changer de genre à mesure que son caractère va évoluer au sein d’un univers cyberpunk où, dès le départ, l’auteur tisse la thématique de la définition de l’être humain puisque ce sera la quête de nombreux protagonistes de la série, de Gunnm à Last Order et sûrement sur le troisième arc si celui-ci voit un jour la lumière du monde des vivants.
Voilà ce dont je vais vous parler dans cette courte analyse consacrée à la définition de l’humain selon Yukito Kishiro à travers ses personnages aux motivations souvent complexes.
Plantons déjà le décor, quitte à spolier un petit peu (dans ce cas, arrêtez immédiatement la lecture ou continuez en vous préparant à l’indicible ^_^).
Le monde de Gunnm, c’est une vision dystopique de notre monde qui, ravagé par une météorite, va subir un très long hiver avant de pouvoir se relever autour d’un homme, Arthur, qui va créer Melchizedech, un super ordinateur quantique capable de prédire les possibilités offertes par l’avenir avec un pourcentage de réussite tout simplement effrayant d’acuité. Terrorisé par la possible chute d’une autre météorite, Arthur va pousser la société renaissante dans une course à la conquête spatiale et, lorsqu’il passera de vie à trépas, un ascenseur orbital reliant la surface de la Terre à une station spatiale permettant l’envoi de navettes dans l’espace, aura vu le jour.
S’en suivra la conquête de Venus, de Jupiter et des guerres de terraforming sur Mars dans lesquelles Gally, l’héroïne de la série, sera impliquée.
Par un acte terroriste, elle isolera la surface la Terre (la décharge et Zalem, la cité flottante la dominant) du reste de l’univers. Aussi l’humanité sera divisée entre les puissances de Vénus pratiquant les manipulations génétiques poussées à outrance, Jupiter, obsédés par les cyborgs au point que tous ses habitants n’ont plus que le cerveau d’origine, et l’Echelle réfugiée sur Jéru, qui dissimule la réalité de ce qui se déroule sur Terre. Mars, quant à elle, est déchirée par les guerres, véritable jouet entre les mains des trois puissances présentées précédemment qui entretiennent le conflit en soutenant et en divisant les forces armées présentes.
Voilà le monde de Gally qui va aller en se complexifiant lorsqu’elle découvrira qu’il est très difficile de déterminer précisément ce qui est humain de ce qui ne l’est pas.
L’héroïne est une cyborg, l’hybridation parfaite entre l’être humain et la machine, son cerveau étant la seule partie charnelle qui lui reste. Elle sera confrontée très tôt à la question de l’identité lorsqu’elle découvrira que les personnes qu’elle aime (Ido, Lou…), citoyens de Zalem, sont dans les faits des sacs de viande dont le cerveau a été remplacé par une puce électronique. La plupart des citoyens de Zalem, lorsqu’ils découvrent la vérité, sombrent dans la folie, certains se suicidant, d’autres cédant à une soif de sang qu’ils justifient par le fait qu’ils sont l’espèce dominante grâce à cette puce qui ferait d’eux des surhommes.
Dès cette phase, l’auteur pose avec efficacité la question de la vertu d’humanité:
Nos organes originels justifient-ils à eux seuls notre humanité?
Sommes-nous moins humains avec un cerveau cyber, ou un corps cyber?
Quelle est la limite à ne pas franchir?
C’est du transhumanisme pur et dur.
Gally est au centre de ces réflexions et ses errances vont lui permettre de trouver des réponses alors qu’elle sera brisée à de nombreuses reprises dans sa quête de la vérité sur son humanité.
A contrario, son adversaire de toujours, le docteur Desty Nova, embrasse complètement son statut d’anomalie dans les rouages bien huilés de la société spatiale.
Tout comme Ido et Lou, il est citoyen de Zalem et possède un cerveau cybernétique en lieu et place de son originel. Sa folie est différente et s’axe sur l’expérimentation sans aucune limite éthique puisque, pour lui, il s’agit avant tout de jouer avec la grande machine qu’il désigne comme Karmatron et qui préside à la destinée de tous les êtres, qu’ils soient humains ou pas. La notion d’être humain ne l’intéresse pas et il cherche avant tout à se concentrer sur le potentiel de chaque individu, leur capacité à influer sur le reste de l’univers et à générer une forme de chaos capable de faire évoluer le système. Aucune notion de bien ou de mal dans sa démarche, uniquement l’étude des interactions possibles avec l’environnement et de leurs conséquences.
Desty Nova n’a de fait aucune démarche humaine. Il est déconnecté de la société dans laquelle il évolue et ne cherche que des cobayes pour affiner sa théorie et découvrir comment maîtriser son propre karma puisqu’au fond, il cherche sans doute à déterminer pourquoi il existe et qu’est ce qui a fait qu’il est sorti des rails pour être banni, chassé, réhabilité, emprisonné puis finalement laisser libre avec des capacités tout juste hors normes. Cette quête boucle finalement avec celle de Gally même si les chemins empruntés sont profondément différents et qu’il n’attire pas forcément la sympathie du lecteur de prime abord.
Définir l’être humain, c’est aussi le leitmotiv caché de Ping Wu, le hacker qui aide Gally lors de son incursion dans Melchizedech.
Idéaliste qui pense libérer la société en participant au leak d’un code offrant l’immortalité à l’humanité, il va se rendre compte que par cette libération d’information, il participe à la mise en place d’un monde injuste où les enfants n’ont pas de place et sont massacrés impitoyablement puisque dans un univers où il n’y a plus de morts, les enfants n’ont finalement aucune place. Par bravade, il tentera de faire tomber le système et échouera pour se retrouver isolé au milieu de robots à qui il transmettra pendant deux cent longues années son humanité qu’il pensait avoir abandonné.
A son contact, ces mêmes robots développeront à différents niveaux des émotions ainsi qu’un libre arbitre leur permettant de venir en aide à Gally à un moment décisif alors que Ping Wu, dans un sursaut d’humanité, se décidera à lutter à mort pour cet être humain auquel il a envie de croire au sein de cette société spatiale désespérée et profondément inégalitaire.
Ces trois personnages ne sont qu’un bref aperçu de cette lutte qui est au coeur de chacun des protagonistes et qui alimente la réflexion de Yukito Kishiro sur la difficulté croissante que nous avons à déterminer ce qu’est réellement l’humanité alors que nous abandonnons de plus en plus de choses pour nous tourner vers une vie essentiellement connectée.
Ce qui est particulièrement intéressant dans Gunnm est qu’aucun jugement n’est porté sur cette évolution. Ni bien, ni mal, juste l’étude d’une société qui évolue selon un idéal de survie et d’ordre échappant à tout contrôle réel.
Vous êtes arrivés jusque là et vous ne vous sentez pas trop spolié?
Alors foncez découvrir cette série qui se révèle d’une profondeur surprenante à travers tous ces êtres qui veulent répondre à cette question qui nous taraude tous: qui suis-je?