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by ~ianllanas
Digital Art / Drawings & Paintings / Sci-Fi ©2012-2013 ~ianllanas

Après quelques semaines d’attente, voici enfin poindre la fin d’Ex Nihilo. Car oui, ce sera le titre du recueil des dix chapitres commencé par DATAsuckerJe ne vous cache pas que la rédaction a été difficile. Difficultés pour fixer clairement ce que je voulais sortir de tout ça que ce soit tant dans  les personnages abordés que les situations. Pour le coup, je me suis inspiré d’une chanson de KoRn directement issu de la Reine des Damnés.
System a quelque chose d’envoûtant mais aussi de profondément dérangeant qui rend parfaitement l’ambiance que je voulais distiller dans cette boite de nuit décadente.  
Bonne lecture!

D’Eros et de Thanatos, je n’ai sans doute jamais hérité que du second, particulièrement depuis que Werner m’a retiré toute raison de vivre en tant qu’être humain sensible et entier.
Une nuit particulière où cette enfant que je chérissais plus que ma propre vie me fut retirée pour que cet infâme monstre la transforme en sujet de ses expériences.  Bien avant la chute, j’ai perdu tout espoir de rédemption, comprenant que seule une vendetta personnelle à l’égard de Werner apaiserait certainement ce feu et cette colère qui brulaient en moi jour et nuit.

Encore et encore, le visage de ma fille me revient, suppliant alors que Werner s’amuse de ses réactions aux doses de produits chimiques qu’il lui injecte, juste pour faire avancer la science.
Pourquoi personne ne l’a poursuivi à cette époque ?

Sans doute parce que j’ai été faible, que j’ai cru que les découvertes qu’il avait faite suite à ces expériences offriraient des jours meilleurs à une humanité sur le déclin, polluée par cette couche d’ozone devenue toxique avec le temps. Sauf que la vie de ma fille valait bien plus que je ne l’aurais imaginé. Les affres du regret me poursuivent toujours alors que je consigne mes pensées dans cette sauvegarde offline.

J’ai eu ma revanche. Europa est tombée. Entre autre, grâce à ce virus Ouroboros que je suis parvenu à introduire sur le réseau interne de la cité.
Werner a chu et sa ville avec lui. Ultime trahison que je lui devais depuis la chute, avec la complicité de ses éléments qu’ils croyaient les plus loyaux.
Pour autant, cela ne me satisfaisait guère.

Il se déconnecte en silence.
Son regard jusqu’alors vague reprend de sa consistance. Il me dévisage avec attention.
La densité du code autour de lui me fait frissonner mais je sais  au fond que c’est le bon. Que voit-il ?

Une jeune femme, les yeux dissimulés derrière des lentilles oculaires dernier cri, acheté à mon arrivée sur Esope.
Ce matériel a son utilité, dissimulant mes origines et m’offrant quelques améliorations dans mes recherches au sein de la ville. Un an déjà que je rôde dans la cité à la recherche d’une brèche…

Il me sourit, visiblement mis mal à l’aise par mon silence. Le brouhaha autour de nous couvre facilement les voix dans cette boite de nuit perdue au cœur des bas fonds d’Esope.
Je n’aurais pu trouver mieux. Tous les infectés de la ville s’y retrouvent pour échanger les derniers potins. Brasier rougeoyant de faisceaux lumineux qui découpent les silhouettes, accentuent les mouvements et crée par instant des coins salvateurs de ténèbres. Nous sommes assis au creux d’une alcôve de la vaste salle, en retrait de la foule bigarrée de fêtards intoxiqués.

« Donc vous en êtes sûre… C’est bien Hiro qui a fait tombé Europa ? »

La question a quelque chose de candide. J’en sourirai presque si un élancement dans le crâne ne me faisait grimacer. Mon locataire tente de se manifester et je l’enchaîne tant bien que mal de quelques lignes de code bien placées. Des grognements, voilà ce qui sort malgré moi de ma bouche. Je me force à lui répondre, de manière plus intelligible cette fois-ci :

« C’est un témoignage authentique obtenu peu avant la chute d’Edo… »

Regard dubitatif.

« Je peux continuer à visionner le document avant de vous l’acheter ? J’aimerais m’assurer qu’il s’agit bien de la mémoire résiduelle du Shogun. »

Je lève les yeux au ciel, consternée par ce titre pompeux dont il affuble Hiro. La spécificité d’Esope. Duchesne avait élevé son peuple en leur faisant croire à son statut quasi divin. Il avait aussi « déifié » les deux autres patriarches en leur octroyant des titres ronflants qui impressionnaient autant qu’ils terrifiaient la population. Manipuler les incultes et les faibles par la terreur…
Un point commun avec Werner et Hiro, sans nul doute. Le Prophète menait ses ouailles contre le terrifiant Führer et l’abominable Shogun.
Au point que les infectés étaient presque intégrés et acceptés dans la société d’Esope. Situation inédite pour moi.

« Allez-y, continuez mais ne tardez pas trop, je n’ai pas toute la journée et, si l’info ne vous convient pas, je trouverais bien un autre preneur. »

Il se hâte de reconnecter la base de mémoires mortes à son implant et, à travers mon double regard, je vois les données circuler à grande vitesse depuis l’espace de stockage jusque dans son cerveau. J’étouffe un rire. Il ne comprend toujours pas à quoi il s’expose.

Mon reflet dans le miroir. Mes traits ne trahissent pas la mutation qui me ronge depuis des décennies. Les avancées en clonage m’ont permis de combattre plus efficacement le code que mes deux autres rivaux. Si ma carcasse gît au fond de la tour centrale d’Edo, alimentée par un code raffiné directement extrait d’ADAM, j’ai pu m’affranchir de ces limitations en dupliquant mon enveloppe corporelle. On me donnerait 25 ans même si je sais que ce corps d’emprunt possède une durée de vie très limitée dans le temps. Seul mon avatar sur le réseau trahit la corruption qui ronge mon corps d’attache. Les premiers tremblements annoncent l’urgence de changer d’enveloppe et, quoique je fasse, ce délai se raccourcit mois après mois sans que je trouve de solutions.
Pour la première fois depuis la chute d’Europa, je commence à craindre ma propre mort. Et comme à chaque fois son visage revient me hanter.

« Papa, je t’aime, mais est ce que Papa m’aime lui aussi ? »

Voix innocente et c’est une crise de larmes qui me prend en pleine nuit. Un air candide, parfois espiègle mais toujours ce même regard empreint d’attention à l’égard d’un père qui l’a trop longtemps ignorée, volontairement sacrifiée à sa carrière et au but ô noblement égoïste qu’est la survie de l’humanité. Aucun reproche dans ses yeux, juste une confiance absolue que j’ai trahi en laissant Werner en faire un sujet d’expérimentation. Un de plus dans sa quête effrénée d’une solution définitive contre le mal qui nous rongeait.

Je me l’avoue, maintenant que mes derniers souvenirs s’enregistrent sur cette bande destinée à mes successeurs : j’attendais la mort, je la souhaitais presque nuit après nuit et, étrangement, elle est finalement arrivée sous les traits d’une créature que j’étais bien à mal de déterminer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme.

Il sursaute lorsque je lui saisis le poignet pour le réveiller de sa plongée dans le passé. Si je l’ai choisi, c’est pour sa capacité à approcher Duchesne et, surtout, il s’agit du premier hôte viable pour accueillir mon désagréable passager. Aurora si tu me voyais maintenant. Je ne suis plus la créature chétive et craintive que tu as rencontré dans les bas fonds d’Europa alors que tu fuyais ce chasseur de prime sans foi ni loi. J’ai changé, sans doute à cause de toi,  mais aussi parce que je ne pouvais me résoudre à laisser mourir cet espoir avec toi.

Il me dévisage encore, mélange d’appréhension et d’agacement.

« Quoi encore ? »

Je ris silencieusement. Du moins, je dévoile suffisamment mes dents pour lui donner l’impression de rire. Peine perdue, il semble avoir compris quelque chose, lu la présence d’autre chose en moi.

Un murmure dans ma tête, repris en chœur par la musique devenue plus forte dans le bar.

You fell away,

what more can I say?

The feelings evolved,

I wont let it out,

I can’t replace

your screaming face

feeling the sickness inside

Je ne relâche pas pour autant ma prise. Il grogne de douleur à mesure que l’étau se referme sur son poignet. Le code s’agite autour de son corps. Cela devrait l’immobiliser pour un temps.
Assez satisfaite de moi, je l’interroge du regard. Il baisse les yeux, visiblement embarrassé.

« Vous n’êtes pas d’ici, n’est ce pas ? Vous venez d’Europa ? »

Interdite, je fronce les sourcils d’incompréhension. Comment savait-il ?

Je remarque, alors, confuse que mes lentilles ont glissé sur la table lors d’une de ces piques de douleur qui me vrillent fréquemment le cerveau. Mon hôte a joué et pour le coup, c’est lui le grand gagnant. Mes yeux bleutés, manifestes évidents de mon anormalité brillent doucement dans la pénombre et tranchent fortement avec les lumières rougeoyantes de la boite de nuit.

« Oui, je suis ce que les habitants d’Europa appellent une créature du code. Je ne suis pas moins humaine que vous. Mais là n’est pas la  question. Prenez-vous cet enregistrement ? Oui ou non ? »

Je suis bien à mal de saisir sa pensée pour le moment. Le code tourbillonne autour de lui en motif confus. Ce tourbillon me ramène un an auparavant, dans ce maelstrom chaotique qu’était le jardin suspendu de la tour centrale d’Europa. Nous avions gravi les étages avec facilité, nos talents respectifs se complétant harmonieusement. LILITH écartait nos assaillants à l’aide de ce mystérieux serpent d’étincelles, ma chère et désirable Aurora défaisait les nœuds du réseau pour nous faciliter le passage et, pour ma part, je détectais à l’avance les assauts  à venir.

Lors de l’ascension, Aurora manifesta des signes de faiblesse et j’eus l’intime conviction que je repartirais d’Europa sans elle.
Au sommet, un spectacle effrayant nous attendait. Ce qui avait du être une créature à l’apparence humaine s’était changé en une marée de chair frémissante, de tentacules aussi immondes que griffues et un ensemble de bouches garnies de dents acérées. Et tout autour un code chaotique dansait en tourbillons brûlants et destructeurs. La gigantesque serre vibrait sans cesse sous les attaques anarchiques du code en folie. Aurora sembla flancher. LILITH la soutint un instant avant de me jeter un regard lourd de sens. Elle avait compris quelque chose que je me refusais encore à admettre. Nous allions partir sans Aurora car ce serait elle qui libérerait Europa du joug du fantôme de Werner. L’institution en place ne pouvait disparaître que par le sacrifice désintéressé de l’une d’entre nous.

Aurora avança, résolue, seule, face au monstre de code qui s’étendait sur le jardin entier. Un eden dans un ciel rougeoyant des dernières lumières du jour. Les ténèbres allaient s’abattre sur nous et rien ne pourrait plus nous sauver. LILITH recula, m’entraînant à sa suite. Les larmes me brûlaient déjà les yeux. La chair vagissante rampait vers Aurora sans que celle-ci ne fasse quoique ce soit.
Jusqu’au dernier moment. Je compris ce qu’elle projetait alors que la grille du réseau se disloquait sous le poids du code qu’elle accumulait en elle jusqu’au point de rupture. Quelques secondes avant que tout se fissure, que la tour s’effondre, elle m’apparut, visage serein, manifeste vibrant de cette beauté farouche qui m’avait bouleversé dès le premier soir de notre rencontre.

« Mon amour, mon Anna, tu vas continuer seule. LILITH sait ce qu’elle a à faire. Toi, tu te feras le vaisseau de cette créature que j’ai contenue en moi. Il te semblera indomptable au départ, insupportable certainement mais si tu parviens à l’apaiser, il sera le meilleur allié que tu puisses jamais avoir pour faire tomber le dernier des patriarches. »

Bris de verre, black out complet, puis ce vacarme déchirant qui me réveille encore durant certaines nuits agitées. LILITH à mon chevet dans les décombres et la sensation désagréable de ne plus être moi. Une autre personnalité qui affleure par instant, qui se joue de mes émotions, qui raille mes actes mais qui surtout cherche à prendre le dessus malgré le mépris qu’il me fait sentir à l’égard de mon statut de fabriqué.

Cet autre, mon interlocuteur, l’a senti malgré ses capacités encore limitées en termes de lecture du code. Ce n’est pour cela que nous l’avons choisi mais pour la perfection de ses synapses. Seule Aurora avait le corps parfait pour accueillir mon hôte. Sauf que ma belle infectée s’en était allée loin de moi et que je restai seule avec cette conscience aussi destructrice qu’avide.
A quoi pensait donc mon aimée en me confiant ce déviant au plus profond de mon propre code ?

« Je vais y aller, je crois. Vous trouverez un autre client. »

Je lui souris, cette fois avec froideur. La poigne que j’avais relâchée se raffermit. Ma voix est glaciale.

« Prenez connaissance jusqu’au bout de la base de mémoires mortes et, promis, je vous laisse tranquille après. J’ai vraiment besoin de cet argent. Vous ne trouverez pas meilleure affaire. »

L’inquiétude flotte dans son regard et c’est avec un certain dégoût qu’il se rebranche à la base.

Les données s’étendent en lui. Il approche de la fin de la base… et de mon traquenard…

Une nuit d’hiver. Des flocons d’une blancheur spectrale planent paresseusement entre les flèches des tours d’Edo.
De la vaste baie vitrée, je contemple mon œuvre, défendue bec et ongles depuis la chute. J’en suis fier, pourtant moins que cette vendetta que j’ai mené à son terme.
Thanatos a vaincu Eros il y a bien trop longtemps pour que je puisse encore avoir des regrets. Elle est rentrée avec cette délicatesse féline. Sa voix résonne dans la pièce d’un timbre clair et musical, chant fluet d’un oiseau qui se serait échappé pour venir chanter mon dernier requiem. Ses yeux gris me fixaient avec mépris. Elle me déteste et cette haine vibre autour d’elle. Sa sentence est sans appel : la mort. Le code me transmet les habituels messages d’avertissement. Ce n’est pas la première personne à vouloir ma mort: Duchesne et Werner se distrayaient en m’envoyant des assassins pour essayer d’étouffer mes ambitions.

Mes organes palpitent douloureusement dans ce corps déjà rongé par le code. J’ai dix minutes tout au plus pour tenir face à cette créature vindicative. Le code danse déjà dans ma main, sous ma volonté. Je forme ce sabre aiguisé qui jamais ne m’a trahi. Nombreux sont ceux qui ont péri sous les coups de ma lame codée au point que cet imbécile de Duchesne m’a surnommé le Shogun pour faire peur à son peuple. M’apprêtant à dégainer, je ne remarque qu’au dernier moment le serpent noirâtre qui s’enlace avec sensualité autour du corps encodé de l’intruse.

Le geste parfait…
D’un mouvement je décapite le serpent qui s’élance vers moi. Un pas de trop. Je suis dans le périmètre de la femme, qui, un sourire mauvais aux lèvres, plonge ses mains dans ma poitrine.
Elle disloque le code composant mon corps avec une facilité démoniaque. Un virus inconnu court dans mes veines, contamine mon esprit. Je m’effondre. Mon avatar  arraché à ce clone dérive péniblement vers le sous-sol contenant mon enveloppe physique réelle. Les lignes de code défilent autour de moi. La peur de mourir à nouveau… pour découvrir quelques secondes plus tard mon corps originel pourrissant sous les assauts de ce serpent que je pensais avoir défait. Mon virus retourné contre moi et cette femme à nouveau.
Agenouillée devant le caisson d’ADAM, elle murmure : « LILITH est là… Je vais te libérer… puis nous finirons notre réunion à Esope… »

Mon habitant s’agite de plus belle. Mes tempes brûlent de douleur. Je remarque le regard vitreux de mon interlocuteur et le virus qui pénètre à toute allure dans son code source.
C’est le point de rupture, le moment que j’attendais pour relâcher l’autre. Déliant les nœuds codés qui emprisonnaient jusqu’alors cet intrus infect, je le relâche directement dans le corps de ma victime.

Transit immédiat. Hurlement sur le réseau, que j’étouffe à toute hâte à l’aide de quelques pare-codes bien placées. Les sentinelles du réseau d’Esope ne doivent surtout pas intervenir maintenant.

Le capharnaüm de la boite de nuit n’a fait que s’accroître et la musique en fond souligne l’ironie de la situation.

Why won’t you die?

your blood in mine

we’ll be fine

then your body will be mine

Le regard de l’autre a changé. Plus violent, moins compréhensif et je ressens clairement de l’hostilité à mon égard.
En profondeur, je décèle néanmoins une forme de reconnaissance.
Il se lève, le visage fermé, les yeux  étrécis par une rage contenue.

« N’attends pas de remerciements de ma part. »

Il se détourne brutalement et commence à sortir du bar.

Je m’élance à sa suite, lançant des chausse-trappes codées pour le retenir.

Il s’en écarte sans faire plus d’efforts. Puis il me jette un dernier coup d’œil, mélange de mépris et d’étonnement.

Il se fond dans la foule et en quelques secondes je ne le vois plus. Des sondes sur le réseau ne me donnent pas plus de résultats. Il m’a berné en beauté !

Un message danse près de moi dans le cyberespace. Il est codé d’une manière que moi seule parvient à le lire. Du langage de fabriqué !

« Le temps d’Esope n’est pas encore venu mais sache que je serais là lorsqu’il faudra faire tomber les murs, par reconnaissance envers vous deux qui m’avez offert la chance de vivre dans un corps viable. »

Les ruelles d’Esope me paraissent, d’un coup, bien moins inhospitalières et je m’y engage avec la sensation d’avoir trouvé un nouveau chez moi… provisoirement…