Tag Archive: Le Chat


Les Ténébreuses l’Intégrale publiée en ligne!

by Le Pinceau Pourpre, tout droit réservé.

L’aventure a commencé en septembre 2010 et je me suis enfin décidé à publier au fil de l’eau sur le blog l’intégrale des Ténébreuses dès octobre 2011. Pour la première fois et pour celles et ceux qui ont suivi l’affaire, j’ai choisi de réunir l’ensemble des quatre cycles, Another Vampire Story, Brume, Le Chat et Opale dans un recueil que vous pourrez lire, télécharger et distribuer comme bon vous semblera sous la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage à l’Identique 2.0 France.

Pour la petite histoire (et ceux qui s’en souviennent ^_^) les deux premiers chapitres d’Another Vampire Story avaient été publié dans les numéros 7 et 8 de Kindred Spirit, le webzine communautaire dédié à Vampire: The Eternal Struggle.

Que dire d’autre sinon que je remercie chaleureusement Le Pinceau Pourpre qui m’a permis d’utiliser cette illustration de sa série Sensuels pour faire la couverture de l’ebook.

Si vous voulez me donner un coup de pouce, n’hésitez pas à partager l’ebook à vos contacts (ou le lien pour le faire lire en ligne sur le site).

Les Ténébreuses en format ebook pdf

Les Ténébreuses en format ebook EPUB (pour liseuse, smartphone, tablette…)

Les Ténébreuses en format ebook mobipocket (liseuse kindle)

Les Ténébreuses en lecture directe sur le site.

Merci en tout cas de m’avoir suivi jusque là 🙂

Le Néant #8: Les Limbes

Succédant au Palais de la Mort publié la semaine précédente, voici Les Limbes, écrit il y a une quinzaine d’années, et appartenant à l’univers du Chat commencé par la Loi du Chat. Rêves, Cauchemars et forces mystiques se dévoilent à Fein dans cette descente aux enfers…

N’hésitez pas à me faire part de vos critiques!

Bonne lecture!

I. La monture aux yeux océan s’ébroua sous le regard suspicieux de Fein, son cavalier. Le jeune homme ne se sentait, en effet, pas du tout à l’aise sur cet étrange destrier. Le cheval avait tendance à s’emballer à n”importe quel moment. De plus, l’animal avait failli lui faire vider les étriers plusieurs fois. Ainsi Fein se cramponnait tant bien que mal à la crinière touffue de la créature. Le fait qu’il montait le ronilca à cru ne lui facilitait pas la tâche. C’est ainsi que Nhel’ras considérait avec amusement l’état piteux dans lequel se débattait son compagnon. Le vieillard imprima un coup au flanc de sa monture qui se mit à trotter. Le destrier de Fein s’emballa à nouveau, suivant fidèlement le vieil homme sur son ronilca. Le jeune homme poussa un nouveau juron en agrippant désespérément les longs poils du cheval. Finalement les deux hommes s’arrêtèrent pour laisser se reposer leur monture et par la même occasion se détendre un peu.

Fein était livide et tremblait de tout ses membres.
Il s’approcha péniblement de son vieux guide et murmura d’une voix lasse: “Combien encore?”
Nhel’ras lui jeta un regard méditatif et déclara de sa voix grave: “Dix lieues.”
Le jeune homme émit un soupir plaintif et pitoyable. Soupir auquel Nhel’ras répondit par un petit sourire compatissant.
“Allez, assez souffler, repartons, décréta fermement le messager du Déclin.”
Alors que le vieillard montait dignement sur son ronilca, la monture de Fein se cabrât avec enthousiasme. Le jeune homme lui jeta un regard meurtri en attendant que la maudite créature se calme. Quelques temps plus tard, les deux hommes chevauchaient silencieusement dans la nuit éternelle du Caect.

Ils n’avaient pas parcouru deux lieues qu’ils furent assaillis par une brise sifflante qui leur cingla violemment le visage et les mains. Les ronilcas roulaient des yeux affolés et ils leur étaient de plus en plus difficile de garder leur assiette. Soudain les créatures s’emballèrent et désarçonnèrent leur cavaliers qui n’eurent que le temps de rouler au sol pour ne pas se briser le cou. Les deux animaux disparurent dans le lointain dans un dernier hennissement de terreur. Les deux hommes se relevèrent tant bien que mal et regardèrent, écoeurés, les deux bêtes qui fuyaient désespérément une menace incompréhensible.

“Nous ne devons plus être très loin, supputa Nhel’ras. La réaction de nos montures en est la preuve. Ces animaux ont une peur excessive des Inexistences. Pourtant le glace devrait retenir les ondes menaçantes de ces monstres.”
Le vieil homme écarquilla les yeux.
“Cela signifierait donc que le lac aurait fondu. Très inquiétant, fit-il en fronçant pensivement les sourcils.”
Le vieillard alla pêcher dans sa tunique en lambeaux une longue dague recourbée qu’il tendit à Fein par la garde.
“Prends cette lame, mon garçon. Cette lame empoisonnée te sera d’un grand secours en cas d’agression.”
Fein rangea sévèrement l’arme dans sa tunique et lança un regard reconnaissant à son vieux compagnon.
“Au moins avec cela, ajouta Nhel’ras, tu apprendras à te servir d’une véritable arme.”

Alors qu’ils avançaient la brise assassine se changea progressivement en un hurlement cacophonique exprimant des tourments infinis et des souffrances inhumaines.
“Nous approchons, souffla le vieil homme.”
Fein hocha gravement de la tête et adopta une démarche circonspecte et hagarde.
“Bien, fit le vieillard dans une ébauche de sourire.”
Ils rampèrent dans la sable gris battu par le vent de douleur qui s’intensifiait au fur et à mesure qu’ils approchaient de l’oeil de la souffrance. Finalement ils contemplèrent le déchaînement d’énergie qui dominait un profond trou de près de cinq lieues de diamètre. Une puissance sans nom émanait de ce chaos bouillonnant. Par moment Fein distinguait des silhouettes de créatures dont on aurait eu difficulté à déterminer quoi que cela avait été.
“Des Inexistences, grogna Nhel’ras.”

II. Le vieillard lança un regard désabusé aux créatures délirantes qui animaient, exultantes, un chaos bouillonnant et coloré. D’un grognement peu amène, il indiqua à Fein de le suivre. Les deux hommes contournèrent largement le lac en ébullition et firent face à une étrange butte de sable gris. Nhel’ras s’engloutit en son sein au point que Fein craignit que son vieil ami ait disparu.
“Arrives-tu, jeune homme?, fit Nhel’ras d’un ton agacé depuis le sable. »
Ledit jeune homme rentra peureusement la tête dans les épaules et franchit les dernières toises qui le séparaient de l’amoncellement. C’est avec surprise qu’il perdit l’équilibre et sombra dans un trou peu profond. Il hurla, plus par peur que de mal ; ce qui contribua à hausser l’agacement de Nhel’ras. Lequel l’accueillit dans la grotte par une petite gifle.
“Relève-toi et ne refais plus jamais cela, disait, le vieillard d’une voix d’un calme mortel. Nous sommes en territoire ennemi, alors contrôle-toi, jeune sot, ajouta-t-il avec un mépris écrasant.”
Sur ces derniers mots, il s’enfonça dans les ténèbres omniprésentes de la caverne.

On y voyait goutte et Fein mit quelques minutes à habituer sa vue à cette quasi absence de lumière. Lentement il discerna les parois irrégulières du goulet qui semblait s’enfouir directement dans les entrailles du Caect. Nhel’ras grommela à nouveau et Fein s’empressa de rejoindre son compagnon. Les deux hommes avancèrent ensuite à tâtons dans ce monde silencieux et aveugle. Finalement un léger murmure que Fein prit pour le souffle du vent se fit entendre. Nhel’ras releva la tête, l’air plus sévère que jamais, et pressa le pas, le regard intense. Son jeune compagnon le rejoignit bientôt.

Le vieillard s’était arrêté au bord d’un gouffre dont le plafond reluisait de lumières chatoyantes et délirantes. Des voix fusaient en tout sens et des visages fantomatiques hurlaient des chants obscènes.
“Nous voilà sous le lac, déclara tranquillement le guide. Les basses-fosses sont plus loin, en contrebas.”
Il retomba dans son mutisme contemplatif et descendit placidement dans le gouffre béant en s’accrochant à des prises semi-invisibles. Fein grogna et s’engagea à la suite de son ami. Soulevant beaucoup de poussières, trébuchant et jurant lorsque il manquait de lâcher prise, il parvint tout de même au bas de la paroi à-pic, à moitié essoufflé.
“Arrête de te plaindre et de soupirer, remarqua calmement Nhel’ras, il en reste encore deux à descendre.”
Fein poussa un soupir tragique.
“Qu’il en soit ainsi, messire, grimaça-t-il d’un ton comique.”
Un bref sourire effleura les traits sévères du vieil homme.
“En route, rétorqua-t-il d’une voix neutre.”
Fein prit un air résigné et continua la descente au côté du vieillard.

Les pierres étaient encore plus traîtres au flanc de cette paroi et l’obscurité toujours grandissante n’arrangea rien à cette escalade nocturne. D’un air aigri, le jeune homme constata l’écoeurante facilité que Nhel’ras détenait dans cette exercice. Fein n’était peut-être qu’à la moitié de la descente de cette falaise lorsque il entendit la voix railleuse du vieil homme:
“Tu comptes dresser le camp, Fein. Il serait temps de te dépécher. Nous ne disposerons sûrement pas d’autant de temps au retour. Habitue-toi à un rythme plus soutenu, mon jeune ami.”
Fein blêmit à l’idée du retour mais acquiesça d’un grommellement à son invisible ami.
Soudain on hurla: “Fein, dépèche-toi, gueula Nhel’ras, il approche.”
Depuis quelques secondes, le jeune homme distinguait en effet un espèce de bruit mou et flasque contre la paroi rocailleuse. Animé par une peur irraisonnée, Fein dévala littéralement la falaise, se retenant néanmoins tous les trois pieds à une prise. Mais il était déjà trop tard.
Le dernier cri d’alarme finit de faire sombrer Fein dans la terreur: “Défends-toi, Fein, il est devant toi.”
Affolé, le jeune homme dégaina d’une main tremblante sa dague empoisonnée. Un étrange parfum doux et capiteux flottait dans la caverne. Fein leva son arme pour porter un coup mais jamais il n’y parvint. Son bras, son corps étaient devenus subitement lourds. Ses paupières se fermèrent et il sentit qu’on l’attrapait dans cette moisissure collante pour l’emporter dans un lieu encore plus horrible…

III. Nhel’ras scrutait les ténèbres depuis quelques temps, en quête du moindre bruit émanant de cette obscurité moite lorsque il décida de partir à la recherche de Fein. Il escalada en jurant. Arrivé au sommet, le vieillard découvrit le poignard qu’il avait confié à son jeune protégé. Il perçut soudain un gémissements étranglé. Il leva les yeux vers le plafond et fixa, pendant quelques secondes, un point invisible.

L’odeur était capiteuse et entêtante. Ce parfum subtil et enivrant planait doucement, endormissant les sens. Mais une puanteur de charnier se cachait derrière cette apparente félicité olfactive. Fein avait la tête lourde et ses paupières se fermaient toutes seules. Il voyait à travers une brume lumineuse par laquelle les sons paraissaient plaisants et agréables. Euphorique, Fein aurait presque apprécié la créature immonde qui le retenait. A moitié évanoui, il distingua une large bouche oblongue et garnie de petites dents brillantes ainsi que de deux mains parées chacune de cinq longues tentacules d’aspect végétal. L’une de ces mains l’enserrait fermement, empêchant toute tentative d’évasion. Ses paupières s’alourdirent à nouveau et il sombra dans une inconscience morbide.

Le regard de Nhel’ras vrilla droit dans les ténèbres et peu à peu il remarqua la large créature accrochée au plafond. Celle-ci se tenait collée au plafond par une centaine de longues lianes vivantes. Le corps rond abritait une gueule ignoble où des dents minuscules mais pointues rappelaient que l’animal devait être on ne peut plus dangereux. Puis le vieillard vit son pauvre compagnon pendu misérablement à l’une des deux mains végétales. Le vieil homme renifla précautionneusement l’atmosphère, ramassa le poignard de Fein et regarda intensément le jeune homme prisonnier. Il lança l’arme.

Fein s’éveilla subitement pour découvrir que son poignard empoisonné lui entaillait profondément le poignet. Il hoqueta, se souvenant de l’effet mortel de la substance.Paniqué, le jeune homme se débattit frénétiquement lorsque il entendit la voix de Nhel’ras monter vers lui tel le terrible émissaire de la Mort qu’il était: “Affermis ta volonté! Lutte contre le poison et plus fort tu deviendras!”
Fein poussa un cri étranglé sentant la substance corrosive lui enflammer le sang et les veines. Les spasmes du jeune homme s’intensifièrent au point de faire frémir la plante monstrueuse. Celle-ci, affolée par les soubresauts de sa proie, la libéra précipitamment et se retira peureusement dans une cavité obscure de la paroi rocheuse. Fein, dans sa chute, suffoquait sous la brûlure infernale du poison acide. Un sang marron suintait de sa blessure au poignet et chaque émanation du liquide malsain lui arrachait des hurlements d’agonie. Par moment il ouvrait les yeux et voyait le visage grave de Nhel’ras, penché au-dessus de lui, un air inquiet dans le regard. La torture, le lutte, dura longtemps à ce qui sembla à Fein. Il se débattait, se prenait la tête entre les mains, se renversait en arrière, rampait en gémissant et finalement, à l’apogée de sa souffrance, se tordait misérablement à terre en sanglotant. Nhel’ras s’approcha doucement du vivant en convulsions et lui entailla rapidement l’autre poignet. Maintenant les deux blessures suintaient toutes deux du même liquide brunâtre. Prestement le vieil homme agrippa fermement les deux bras agités de spasmes et les réunit poignet contre poignet, blessure contre blessure. Le corps ravagé de Fein s’arc-bouta une dernière fois comme la dernière convulsion parcourait l’enveloppe charnelle torturée puis se détendit progressivement, chaque muscle se relâchant délicatement. Fein ouvrit les yeux et fixa d’un regard vague le vieil homme souriant: “Bienvenue, mon fils, murmura Nhel’ras.”

IV. Fein se releva doucement, la tête étrangement vide. Un froid et complet détachement l’habitait maintenant. Ses crises émotionnelles avaient désormais cédé place à un calme inquiétant. De même le jeune homme se sentait gagné par la vague déferlante d’un pouvoir étrange et nouveau.
“Pourquoi, fils? demanda-t-il curieusement au vieil homme.”
Nhel’ras le regarda avec gravité et lui répondit d’une voix lente et mesurée: “Ton sang s’est altéré au contact du Premier Sang. dorénavant tu es mon fils par ton sang. Le poison dont est enduit nos armes se nomme le Premier Sang. Il y a deux mille ans le premier messager du Déclin versa son sang dans une vasque destinée à ses successeurs. Chacun devait retourner son sang à l’approche de sa mort. L’on dit même qu’il contient une infime quantité du sang de la reine. Ainsi quand le moment viendra je m’égorgerai au-dessus de la vasque et ce sera à toi de boire le Premier Sang.”
Fein le regarda d’un oeil indécis, ne sachant que penser.
“Notre voyage n’est pas fini, fils. En route!”
Fein resta coi mais suivit docilement le vieil homme.

La descente aux enfers continua mais notre jeune héros s’en sortait mieux. Il avait l’impression que son acuité visuelle s’était considérablement accrue. Et en effet il distinguait distinctement chaque pouce du relief accidentée de la paroi à-pic qu’ils étaient en train de descendre. De même son agilité s’était tout aussi étonnamment développée et il agrippait avec dextérité les prises glissantes de la petite falaise. Arrivée au pied de la paroi, il fut assailli par une violente odeur de mort et de putréfaction. Il fronça légèrement le nez, visiblement agacé par cette puanteur ignoble. Il se retourna et scruta dans la direction vers laquelle regardait Nhel’ras. Les deux hommes contemplèrent en silence l’impressionnante porte de la cité des basses-fosses. Le portail monumental était taillé dan la pierre brute et il émanait de cette ouverture cyclopéenne une brutalité inhumaine. L’arrogant visage de roches, sculpté admirablement, semblait doué de vie tant ses prunelles avides brillaient d’une flamme bleue et glaciale. Fein crut remarquer, avec effroi, que le sombre portail les lorgnait d’un oeil méfiant et agressif. Une malignité sans nom planait autour de la face de pierre en colère.
“Nous voici aux portes des basses-fosses de Setec, remarqua calmement le vieil homme. Suis-moi.”
Fein s’empressa d’accéder à l’ordre de son mentor. Le portail se fendit en deux à leur passage et un grincement de frustration salua l’ouverture des deux battants. Les deux hommes s’introduisirent sournoisement dans la ville.

Celle-ci se perdait dans un lourd brouillard, étouffant, qui, par endroit, était percé de lanternes à la flamme rouge qui n’en réchauffaient que trop peu cette cité froide et désespérée. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, Fein remarqua que l’essentiel des bâtiments étaient constitués de pierres grises et sales dont de trop rares fenêtres venaient égayer la monotonie de cette architecture citadine. Parfois, Fein distinguait des formes encapuchonnées de taille humaine qui se pressaient peureusement contre les fenêtres, regardant avec appréhension les deux étrangers qui traversaient prestement les rues désertes du sombre lieu. Des ouvertures basses et étroites s’ouvraient dans les bâtiments gris et des volées de marches s’enfonçaient dans ces trous d’obscurité d’où s’échappaient par moment des cris étrangement modulés. Fein ne pouvait s’empêcher de frémir devant chacune de ces ouvertures obscures. Finalement , au bout d’un certain temps, Nhel’ras s’arrêta devant l’une de ces portes et murmura à son compagnon de route: “Nous y sommes.”
Le vieil homme arborait un visage tendu et inquiet.

V. Un brouillard plus ténu, moins épais, planait dans la grande salle dans laquelle venaient de pénétrer les deux compagnons. Comme à l’extérieur, des lanternes placées ci et là éclairaient l’endroit d’une lueur sinistre. De petites tables et de basses chaises étaient éparpillées en désordre dans toute la pièce. Fein remarqua au fond de la salle un bar sur lequel s’appuyait une femme aux yeux mystérieux. Un espèce de magnétisme émanait de cette créature et aussi loin que Fein pourrait se souvenir, celui-ci ne se rappellerait que de ce regard étrange et attirant. A sa grande surprise il vit Nhel’ras traversait rapidement le bar désert vers la tenancière. Fein lui emboîta le pas, visiblement curieux de savoir ce que le vieil homme attendait de la femme. Cette dernière inclina mécaniquement la tête à l’intention du vieillard et l’invita d’un geste à la suivre dans l’arrière-boutique. Le rideau passé, la jeune femme leur proposa poliment de sa voix chorale de prendre place sur les fauteuils écarlates alignés contre les murs du réduit.

Une fois ses hôtes à l’aise, la femme s’enquit de leur visite inattendue: “Que puis-je faire pour vous, messager du Déclin?”
Nhel’ras la fixa, indifférent.
“Dois-je supposer que vous venez quérir quelques informations de ma part? continua l’étrange créature.”
“Tu y es, n’loeld, fit-il d’un ton méprisant.”
“Oh, fit-elle d’un air chagrin.”
“Quelles sont les nouvelles? demanda le vieil homme avec une patience exagérée.”
“Le lac a fondu.”
“Je sais, fit Nhel’ras, exaspéré, levant les yeux au ciel.”
“Cet acte est l’oeuvre de Setec.”
Le vieillard cilla. “En es-tu sûr?”
“Totalement. Setec a fait une harangue dans laquelle il annonçait la libération des basses-fosses grâce à une alliance contractée avec les Inexistences emprisonnées. Il a ajouté avoir rallié les Sic’gas.”
Nhel’ras blêmit et c’est d’une voix haletante qu’il prit la parole. “As-tu des preuves?”
“Le nuage du Songe est venu aider les Inexistences et les Cauchemars déchus à détruire la glace du lac.”
Le vieil homme éclata en imprécations en faisant les cent pas.
“Le pire est à venir, continua la femme. Setec et ses alliés ont conclu de lancer un assaut général contre le palais de la Mort.”

Nhel’ras la regarda intensément et d’une voix tendue lui demanda: “Combien de temps?”
“Dix octions, rétorqua simplement la femme.”
Nhel’ras s’arrêta de tourner comme un fauve en cage et intima à Fein d’un hochement sec qu’il était temps de reprendre la route vers la surface. La femme appela, dans une plainte déchirante: “Emmenez-moi… pitié… ils me tueront si vous m’abandonnez ici…”
Le messager du Déclin se retourna et la toisa froidement: “Quel besoin aurais-je de m’embarrasser d’un n’loeld corrompu qui a trahi par deux fois son maître?”
“Pitié, geignit faiblement la créature en se traînant misérablement à terre.”

Soudain, dans la rue, retentit un vacarme infernal. La jeune femme se releva immédiatement, toute trace de désespoir estompée. Une intense terreur irradiait de son visage blafard. Elle effleura un des bras des fauteuils alignés contre le mur. Le bruit cacophonique se rapprochait. Un pan de mur coulissa, révélant une cachette où une dizaine d’êtres humains aurait pu aisément se tenir debout. Elle attira les deux hommes dans l’ouverture.
“Restez calmes, disait-elle d’une voix effrayé. Ne faites pas de bruits. Tout se passera bien.”
La paroi se referma dans un raclement sépulcral. Fein et Nhel’ras attendirent, haletants, alors que le martèlement funèbre se rapprochait. Ils entendirent un petit cri de surprise puis un grognement rauque.
“Que voulez-vous? bégayât la jeune femme.”
On lui répondit par un nouveau râle, cette fois plus agressif.
“Je suis toute seule dans la boutique, répondit-elle d’une voix mal assurée.”
Puis une voix onctueuse s’éleva:  “Ne me ment pas, petit n’loeld corrompu. Je sais qu’ils sont là.”
“Je vous assure que…”
Soudain la voix de la jeune femme mourut dans un gargouillis infâme.
“Où es-tu Nhel’ras, messager du Déclin, mon très cher frère? Sors de là où nous abattrons les murs branlants de cette masure décrépite. Je crois que ton espionne a déjà subie ce sort.”
La question resta en suspens dans l’air embrumée. Une certaine paroi pivota. Nhel’ras écarta le rideau, le visage blême de colère. Dans la vaste salle se tenaient Eilaros et deux n’loelds corrompus, leurs tentacules sinueux nettoyant avec avidité la pulpe sanguinolente, dernier vestige de la jeune femme, gisant au sol.
“Traître, Eilaros, rugit le vieil homme.”
Le sourire du messager de la Renaissance s’élargit: “Setec, mon maître, sera ravi de contempler le visage de son pire obstacle!”

VI. Eilaros et ses deux gardes menaient fièrement leur deux prisonniers dans les rues ténébreuses des basses-fosses. Nhel’ras regarda son ancien frère avec un mélange de mépris et d’incompréhension.
“Pourquoi… pourquoi nous as-tu trahi? murmura faiblement le vieil homme.”
Eilaros lança un regard condescendant au vieillard et répondit d’une voix onctueuse teintée de cynisme: “Le pouvoir… je voulais plus de pouvoir. Je suis avide de nature ou peut-être est-ce le pouvoir que m’a insufflé ta reine qui m’a altéré à ce point. Et puis je ne supportais plus votre attitude méprisante que vous adoptiez face à moi ta reine et toi.”
Nhel’ras renifla bruyamment et cracha violemment au visage du messager de la Renaissance. Lequel riposta par une étrange claque qui fit mettre à genou le vieil homme.
Eilaros tonna, livide: “Comment oses-tu souiller mon saint visage de ta bave immonde, vieillard! Setec t’exécutera de ses propres mains et causera la chute de la putain à la peau blême que tu sers avec tant de servilité. Cette stupide créature n’est capable de contempler l’avenir qu’avec une résignation morbide. Je suis acteur du Caect au côté de mon maître alors que cette putain passive ne saura plus rien faire d’autre que de suivre docilement le cours du temps. En nous investissant, toi et moi, de son pouvoir, elle a perdu son autonomie. Tu défends, vieillard, un être creux et inconsistant, peut-être même une Inexistence.”
Nhel’ras était écarlate. Incapable de se contrôler, il rugit un mot que Fein ne comprit pas et dégaina son couteau incurvé. Avec un cri animal, il se jeta sur un Eilaros terrifié. Les deux n’loelds réagirent en conséquence et firent barrage de leur corps au vieil homme en furie. L’une des créatures périt sous les coups d’une rare violence que Nhel’ras distribuait sans se soucier de ce qui se passait autour de lui. Eilaros rentra peureusement la tête dans le épaules, tout à coup conscient de l’erreur qu’il avait commise en provoquant de la sorte ce vieillard qu’il croyait sénile. Le n’loeld corrompu frémit légèrement devant le courroux enflammé de Nhel’ras.

Une voix sifflante s’éleva alors dans l’air tendu: “Voyons, messager du Déclin, ne passe point tes nerfs sur mes pauvres serviteurs.”
Une partie de l’épaisse brume tourbillonna lentement et s’embrasa d’un feu noir. Une silhouette vêtue d’une robe à capuchon de ténèbres apparut. Une haine brutale émanait du nouvel arrivant. Eilaros blêmit et se jeta à terre en gémissant d’une manière si pitoyable que Fein ne put réprimer un sourire malgré la gravité de la situation.
“Je suis satisfait de toi, dit la créature désincarnée. Tu m’as amené mon pire ennemi… une victime de premier choix. Ce vieillard sénile est le lien à la Mort. Sa disparition désarmera mon opposante et ma victoire sera totale. Alors, Nhel’ras, fit-il à l’attention du vieil homme, croyais-tu pouvoir échapper à l’emprise de mon pouvoir, surtout dans mon propre royaume? Qui pensais-tu abuser?”
“Setec, murmura le vieil assassin.”
La silhouette sembla regarder en direction de Fein.
“Oh, serait-ce ton successeur? siffla la créature d’une voix perverse. Sa perte te sera encore plus douloureuse, instrument en fin d’activité. Emmenez-les, ordonna Setec à ses deux serviteurs. Formez une colonne de cent n’loelds et remontons à la surface mettre à mort ces deux créatures. Je ne veux pas que mon royaume sanctifié soit profané par le sang corrompu de ces suppôts de la Mort. Exécution!”
Eilaros se relava, le visage soumis, et ordonna au n’loeld d’enchaîner les deux prisonniers. Lesquels furent attachés par un espèce de mucus gluant. Et alors ils avancèrent tout deux aux côtés d’un Setec exultant et d’un Eilaros au visage assombri. Les quatre individus étaient suivis par la colonne dépéchée par le messager de la Renaissance. La marche funèbre vers la surface s’amorça…

VII. La sinistre colonne emprunta des goulets étroits et sombres qui menaient toujours plus loin vers la surface. Nhel’ras restait silencieux devant le sort apparemment inéluctable qui les attendait tout deux. Fein, quant à lui, ne tenait plus et son agitation était d’autant plus grande à cause surtout des cris stridents qu’émettaient continuellement les n’loelds. Finalement le jeune homme perçut un murmure puis un chant discordant et rieur. Une lueur chatoyante et multicolore emplissait et illuminait toute la caverne. Fein comprit instantanément qu’ils se situaient juste sous le lac des Inexistences.
Nhel’ras s’extirpa de son mutisme réprobateur: “Comment as-tu pu, Setec, relâcher ces créatures ignobles et perverties?”
Setec caqueta d’un rire creux et désincarné: “Oh, les Inexistences, ce sont de bons soldats et de surcroît aisément contrôlables. Après tout ces créatures n’ont de rancoeur que pour la Mort et ses serviteurs. Je suis leur sauveur; ils me doivent leur liberté et me sont donc loyaux.” Nhel’ras rumina quelques secondes cette réponse et lui rétorqua d’une voix intéressée: “Comment as-tu perpétrée cette ignominie? Quel pouvoir as-tu acquis pour faire disparaître aussi rapidement la glace?”
C’est d’une voix glaciale que répondit la créature de ténèbres: “Ne joue pas ce jeu-là, Nhel’ras. Je ne te livrerai jamais le secret de notre liberté.”
Fein écoutait la conversation d’une oreille attentive lorsque il distingua la douce lumière étoilée qui baignait la surface calme du Caect. La colonne gagna péniblement le sable gris par un sentier particulièrement abrupt sur lequel Fein ne manqua pas de trébucher. Les n’loelds glapissants poussèrent leurs prisonniers alors qu’Eilaros, le visage défait, suivait son maître. Fein ne trouva aucun réconfort dans la morne clarté du Caect. L’air habituellement calme semblait frémir sous l’influence de la présence corrompue de Setec et de ses suppôts. “Contemple donc une dernière fois ce monde que tu as tant chéri et protégé, vieil homme, car c’est la fin de ce calme pusillanime, déclara Setec en guise d’oraison funèbre. Ta mort par cette exécution couronnera la victoire de mon peuple tant méprisé.”

Sur ces mots il extirpa de sa robe de ténèbres une longue rapière dont la lame luisait d’une lumière blanche et aveuglante.
“Prends cette arme, Eilaros, fit Setec en lui tendant la fine lame, et exécute ces deux traîtres. Montre-moi ta fidélité!”
Un des n’loelds s’avança et fouetta violemment Nhel’ras dans le dos. Fein vit le visage du vieil homme se crisper dans une grimace douloureuse.
Le vieillard tomba à genou mais releva la tête, fixant Eilaros d’un regard accusateur: “Ma vie est à toi, traître, fit le vieillard d’une voix dure et impitoyable. D’ailleurs c’est ton domaine d’activité la vie, n’est-ce pas?”
“Tais-toi, répondit sèchement Eilaros.”
Il leva son arme.
“Mais, bien sûr, continua le vieil homme, pendant que tu faisais fleurir le vie, moi je répandais la ruine et la destruction. Je la connais bien mieux que toi cette fin qui te terrifie tant.”
“Tais-toi, fit Eilaros d’une voix incertaine, le visage blême.”
“Alors qu’attends-tu, traître, demanda Nhel’ras, tue-moi comme ton nouveau maître te l’a ordonné, chien!”
Eilaros jeta un regard troublé à son frère et sans comprendre pourquoi s’écroula à terre, en pleurs. Il lâcha l’arme de lumière.
“Pardon, gémit-il, pardon, mon frère. Puisse la Mort me pardonner.”
Nhel’ras le regarda, hésitant quant au comportement à adopter.
“Lève-toi, rugit Setec, et tue-les en mon nom!”
“Je ne peux, répondit Eilaros d’une voix piteuse, je ne peux…”

Soudain la rapière s’éleva dans les airs et vint se placer dans la main de Setec.
“Je ne tolère aucune rébellion à mon encontre, déclara-t-il.”
Et il tua froidement le messager de la Renaissance.
“Setec, fulmina Nhel’ras.”
Le vieil homme s’était relevé et ses yeux brûlaient de haine. Furieux, il fondit sur l’ombre tel un ange vengeur. Setec ricana et esquiva l’assaut. D’un coup rapide et puissant, la créature des ténèbres ouvrit une blessure béante dans la jambe gauche du vieillard. Lequel s’écroula misérablement aux pieds de son ennemi en griffant rageusement le sol de ses doigts crispés par la colère.
“Ainsi soit-il, déclama Setec de sa voix sépulcrale.”

Le démon s’apprêtait à décapiter Nhel’ras lorsque, soudain, au loin, retentit la sonnerie d’une trompe.
Setec rangea précipitamment sa rapière et ordonna d’une voix forte à ses n’loelds: “Formation de combat! Immédiatement!”
Les créatures acquiescèrent silencieusement et adoptèrent une formation rectangulaire. Puis chaque n’loeld se mit à enfler au point d’exploser. Une soudaine lumière aveugla Fein et, lorsque il réouvrit les yeux, il découvrit non pas cent de ces immondes créatures mais deux cent! Fein profita que Setec avait le dos tourné pour rejoindre Nhel’ras qui se débattait faiblement. L’attention du Cauchemar était entièrement absorbée par le nuage de poussière qui se rapprochait rapidement. Ainsi, au fur et mesure que la petite tempête approchait, les sonneries de trompe se faisaient plus fréquentes et plus puissantes. Ignorant le tumulte ambiant, Fein aida Nhel’ras à se rapprocher du corps inanimé de son frère. Le vieil homme s’agenouilla comme il put et se recueillit silencieusement, une main délicatement posée sur l’épaule du défunt. Fein, entre deux coups d’oeil anxieux vers Setec, remarqua l’attitude chagrinée qu’adoptait le visage habituellement si inexpressif du messager du Déclin. Une nouvelle sonnerie détourna l’attention de Fein et il vit émerger du nuage désormais tout proche une colonne étincelante de chevaliers montés sur de dociles ronilcas. Fein reconnut à leur tête le redoutable et téméraire Sire Loroc. Une véritable coulée d’acier s’engouffra violemment dans l’unité de créatures déchues. Contrairement aux résultats attendus, les pertes se dénombraient beaucoup plus du côté des Rêves plutôt que du côté des n’loelds corrompus. La moitié des créatures monstrueuses n’était qu’illusions et les vaillants chevaliers chargeaient des hologrammes pendant que les véritables n’loelds les faisaient vider les étriers de leurs tentacules agités de spasmes.

Des corps inertes de Rêves gisaient aux pieds des créatures exultantes, leurs tentacules frémissants fouillant avec délectation les entrailles des cadavres. Sire Loroc réagit en conséquence.
“Qu’on apporte Ma bannière! tonna-t-il.”
Un n’loeld sain s’approcha, sa robe de bure entourant sa maigre carcasse, en portant au bout d’une longue tige métallique les couleurs rouge et or du massif chevalier. Un grand dragon entouré de flammes y était représenté.
La voix de stentor de Sire Loroc retentit à nouveau sur le champs de bataille: “Je Te mets au défi, chien! Sors de Ta vile cachette de crainte que je ne vienne T’y débusquer!”
Un rugissement de haine émana de derrière la colonne des n’loelds corrompus: “Je t’attends, misérable Rêve. Vois mon visage et péris sous le courroux du tout puissant Seigneur des Ténèbres.”Une tempête d’obscurité se déchaîna à quelques toises du vaillant chevalier. Setec en émergea et rabattit avec arrogance son capuchon, révélant un faciès cruel dépourvu de nez. Ses yeux brûlaient d’un feu bleu qui contrastait étrangement avec sa peau d’un rouge profond. Ses oreilles pointues ajoutaient à l’étrangeté de son visage. Sa fine bouche affichait un rictus méprisant. Setec se saisit une nouvelle fois sa rapière de sa cape de ténèbres. Sire Loroc dégaina sa large épée à deux mains. L’arme luisait comme la lame du Cauchemar. Le grand chevalier salua gravement son adversaire et adopta une posture plus apte au combat. Les jambes fléchies, Sire Loroc darda dans un signe de défi sa lame qu’il tenait à deux mains vers son immonde adversaire. Lequel émit un rugissement purement animal en chargeant le rêve abhorré. Le puissant guerrier qu’était Sire Loroc esquiva gracieusement la charge du sauvage Cauchemar et tenta de l’immobiliser d’un vigoureux coup de sa lame scintillante. Setec se déroba devant l’attaque et rétorqua par une grêlée de coups si rapides que le Rêve en armure ne put que les subir. Sire Loroc tituba, visiblement étourdi par le choc d’un tel assaut. Setec afficha un rictus horrible sur son visage déformé par la haine alors qu’il continuait à harceler par ses attaques sournoises le chevalier en difficulté. Des éclats d’armure volaient en tout sens, tourbillonnant autour de Sire Loroc. Lequel tentait vainement de riposter aux attaques éclairs de Setec. Mais sa longue et large épée fauchait plus souvent le vide que le tortionnaire. Nhel’ras et Fein regardaient, comme les soldats de Setec ou les quelques chevaliers Rêves survivants, ce duel où la violence des coups dépassait la compréhension humaine. Mais l’issue du combat ne semblaient que trop prévisible: comme pouvaient le voir Nhel’ras et Fein, les assauts frénétiques du Cauchemar allaient avoir raison du vaillant Sire Loroc. Dépité le vieil homme laissa dériver mélancoliquement son regard vers la dépouille de son défunt frère. Mais Fein, lui, ne voulait pas se résigner.

Comme un appel lointain, il sentit son sang palpiter puis bouillir de rage. Une haine sourde montait en lui et il se contrôlait difficilement. Il vit ses poignets balafrés luire et, devant ce miracle, il resta stupéfait. Puis comme deux aimants les deux cicatrices se joignirent l’une à l’autre et, suivant un instinct ancestral, le jeune homme émit des ronronnements d’une douceur inquiétante en comparaison de la haine qu’il abritait en son sang. Et, d’un geste sec et impérieux, il délia brutalement ses poignets réunis. Un rugissement terrible se répercuta contre la voûte étoilée. Setec sursauta et stoppa quelques secondes ses assauts frénétiques contre un Sire Loroc exténué. Lequel profita de ce bref moment de latence pour se mettre à une certaine distance de son bourreau. Le cri infernal appela à nouveau et tous sur ce champ de bataille tournèrent leurs yeux vers le long rideau de ténèbres enflammées qui barrait l’horizon du Caect. Un trou gigantesque se forma au milieu de cette obscurité. Deux yeux d’un bleu glacé lancèrent un éclair multicolore vers Setec. Celui-ci, surpris, l’esquiva maladroitement et vit émerger du tunnel d’obscurité un monstrueux serpent dont le rugissement ébranla une fois encore les étoiles apparemment immuable. Les écailles noires de la créature luisaient d’un éclat argenté et ses puissantes ailes soulevaient des volutes de sable gris. Dans un cri assoiffé de sang, l’abominable bête fondit sur la meute de n’loelds terrifiés. Lesquels ne se firent pas prier pour fuir devant cette charge puissante et intimidante. Le serpent ailé s’immobilisa dans le sable, ondulant de manière hypnotique. Puis la créature tourna sa tête reptilienne vers Setec et le fixa intensément de ses yeux figés par la rage. Le visage du Cauchemar était l’image même de la déception et c’est avec regret qu’il fit face au reptile géant. Sire Loroc en profita pour s’éloigner en boitant. Les blessures infligées par Setec étaient en effet très graves. Voyant l’état du chevalier, Fein, encore interloqué par l’apparition du serpent, accourut rapidement pour aider le chevalier. Le serpent observa longuement son adversaire et déchira à nouveau l’air calme de son horrible rugissement. Puis le reptile ailé prit son essor et piqua sauvagement sur Setec qui recula de quelques pas pour laisser la bête atterrir juste devant lui. La créature s’écrasa et lança ses anneaux sur son adversaire. Les longs anneaux ne trouvèrent pas de corps à enserrer dans la robe de ténèbres. Le sourire qu’afficha Setec se fit confiant et celui-ci déchaîna une grêlée de coups sur la malheureuse bête. La confiance de Setec s’éroda aussi vite: la lame de lumière rebondissait sur les flanc écailleux sans causer aucun dommage. Les deux créatures s’engagèrent dans un combat où il ne pouvait y avoir de vainqueur.
De plus aucune des deux parties ne semblait décidée à rompre cet affrontement qui s’annonçait sans fin.

Ainsi Sire Loroc jaugea la situation et sonna la retraite emportant avec lui Nhel’ras, Fein et la dépouille d’Eilaros. En chevauchant vers le palais de la Mort, Fein ne put s’empêcher de demander à Nhel’ras: “Qu’était cet animal?”
Nhel’ras adopta son air pensif comme à chaque fois qu’il répondait à une question de son élève: “Cette créature est la doyenne de la race des ninetlonas, des monstres déchus conçus par Setec lui-même. Ce dernier les ayant refusées, les pauvres bêtes trouvèrent refuge chez les Rêves. Par ta Haine tu as réveillé le premier ninetlona.”
“Ma Haine? fit Fein.”
“Un pouvoir que je t’aiderais à développer a à notre retour. Pour l’instant je ne peux plus répondre à tes questions.”
Le vieil homme se tourna sur sa selle.
“Loroc, appela-t-il, j’ai besoin de vous!”
Le grand chevalier remonta la colonne de blessés, le visage un peu furieux d’avoir été appelé d’une manière aussi peu protocolaire. Néanmoins Nhel’ras l’ignora superbement: “Loroc, ordonna-t-il, il est nécessaire que nous accélérions. Setec n’attendra pas pour réunir ses forces au plus tôt.”
Le chevalier acquiesça sombrement et donna les ordres nécessaires…

 

 

 

Le Néant #7: Le Palais de la Mort

Initiée il y a quinze ans, la suite de la série consacrée au Chat nous emmène à présent dans le mystérieux Caect dont vous retrouverez certains éléments liés à la courte nouvelle Danse avec la Mort. Egalement, c’est l’apparition du personnage, Nhetic, qui donna lieu au pseudo que j’ai décidé d’adopter il y a une dizaine d’années.

Comme d’habitude, n’hésitez pas à me faire part de vos critiques ici ou ailleurs 😉

Bonne lecture!

I. La terre, blessée, ondoyait de fureur, hurlait sa douleur. De gigantesques crevasses béantes déchiraient la planète meurtrie. De part et autre de ces fissures s’élevaient des coulées de lave. Un énorme raz de marée étouffa ce flot brûlant dans un long sifflement. Une brume vaporeuse en résulta. Fein esquiva in extremis un grand pan de mur branlant. Le petit chat serré contre son coeur, il courait sur cette terre foudroyée, en quête d’un asile introuvable.
Et soudain il vit la mort dévaler vers lui. La marée de feu engloutissait tout sur son passage, ne laissant dans son sillage que maisons calcinées, squelettes décharnés d’une planète en fin de vie. Fein ressentit toute son impuissance. Le petit chat bondit à terre et regarda avec gravité le torrent enflammé. Il tourna ses yeux émeraudes vers son compagnon humain et miaula d’un ton interrogateur. Fein lui répondit d’un sourire attristé. Le petit chat hocha la tête d’un air compréhensif. Un nouveau tremblement de terre jeta les deux vivants au sol. La vague brûlante progressait toujours. Rien ne semblait faire obstacle à son impitoyable avance. Fein et son ami chat ressentirent un profond désespoir face à cette inévitable fin. Aucune solution, l’anéantissement se rapprochait.

“Pourquoi désepérez-vous, mes amis, rugit une voix derrière eux?”
Fein et le félin sursautèrent et détournèrent rapidement leur attention de la rivière mortelle qui fonçaient sur eux. Nhel’ras se trouvait là, arborant comme à l’accoutumé son air rusé et cynique.
“Je vous offre une chance unique, mes amis, dit-il d’une voix traînante, la possibilité de m’accompagner dans le Caect. Qu’en dites-vous?” Fein lui lança un regard soupçonneux. Après ce que ce terrible vieillard lui avait fait subir, il tenait quelques raisons de se méfier.
“Eh bien, Nhetic, reprit le vieil homme, pourquoi n’expliquerais-tu pas à cet humain ignare que je ne lui ferais pas de mal?” Le chat lui rétorqua un regard des plus intrigués.
Nhel’ras poussa un soupir plaintif: “Quelle chance, me voilà tombé sur un humain rancunier et sur un Chat néophyte.”
Soudain la rivière de lave bondit par dessus la colline et se déversa d’un coup sur les trois compagnons. Nhel’ras cracha un juron infâme qui fit blêmir Fein et se mit à marmonner une langue étrange que Fein et Nhetic ne comprirent pas. La coulée enflammée ne les atteignit jamais. Fein se sentait étrangement léger et remarqua soudain avec une certaine surprise qu’ils flottaient tout trois au dessus du fleuve de feu. Nhel’ras vitupéra à nouveau.
“M’accompagnez-vous, oui ou non? demanda-t-il brutalement”
Fein et Nhetic s’entreregardèrent, visiblement terrifiés, et acquiescèrent faiblement d’un bref hochement de tête.

Nhel’ras arbora un large sourire et se remit à marmonner. Un trou d’obscurité se forma devant eux. Le vieil homme y plongea sans hésiter. Après un long regard d’appréhension, le chat et l’humain pénétrèrent dans cette obscurité infinie. Ils crurent que le voyage dura des années mais ce ne fut pas le cas. Ils atterrirent sur une terre sablonneuse et grise.
Nhel’ras, rigolard, les attendait à quelques pas: “Bienvenue dans le Caect, mes amis!”

II. Des étoiles toutes plus brillantes les unes que les autres parsemaient ce nouveau monde que le vieillard rigolard avait nommé comme étant le Caect. Mot assez étrange en vérité que Fein et Nhetic ne comprenaient pas du tout. Malgré l’omniprésente nuit, l’endroit ne s’en trouvait pas trop obscurci. Nhel’ras contempla d’un air nostalgique la plaine de sable qui s’étendait devant eux.
Il murmura d’une voix troublée: “Je vous accueille, mes enfants, dans ce royaume de nuit sans fin. Ici vous découvrirez des secrets que vous auriez sûrement préféré ignorer. Dans ce sinistre endroit silencieux, votre véritable nature se révélera. Ne soyez pas choqué par votre vérité car chaque vivant doit tôt ou tard y accéder ou devenir Inexistence. Craignez, mes enfants, ces créatures perverties qui ont rejeté toutes leurs croyances et existence car, tel l’Enfant Baciot, elles ont le pouvoir de la Mort, elle-même. Il est temps d’aller présenter nos hommages à ma reine car maintenant que vous appartenez au Caect, son royaume, il vous incombera de suivre sa juridiction. En route, conclua-t-il sentencieusement.”

Fein et Nhetic regardèrent le terrible vieillard, une crainte révérencielle dans le regard, et emboîtèrent furtivement le pas à leur guide. Le Caect, comme s’en aperçurent Fein et Nhetic, se révéla n’être qu’une plaine sans aucun relief ni végétations. Seul un sable gris courait sur le sol sous un vent insistant. Un pâle brouillard flottait en permanence autour d’eux et, au fur et mesure qu’ils avançaient, le caractère de Nhel’ras ne s’arrangeait pas du tout. A chaque foulée dans cette immonde purée de poix, il crachait un de ces jurons sulfureux dont il avait le secret. La langue qu’il employait était en tout point étrangère à Fein et à son compagnon félin.

Finalement le vieillard s’arrêta, reprenant le plus calmement possible son souffle. C’est d’une voix irritée qu’il s’adressa à ses deux invités: “Nous sommes tombés dans le Nuage du Songe. Dans le Caect règnent trois Nuages plus ou moins respectueux de la Mort. Le Nuage dans lequel nous sommes perdu se trouve habité par des créatures que nous désignons par le terme de Sic’ga. Ces êtres insubstanciels ne sont pas véritablement méchants mais prennent parfois un malin plaisir à perdre les voyageurs. Les Nuages étant mobiles, on ne sait jamais quand une rencontre avec eux va se produire. Ceux-ci acceptant partiellement l’autorité de la Mort, en tant qu’émissaire de Sa Majesté, je vais tenter de discuter avec nos amis farceurs… M’entendez-vous stupides Sic’gas? Au nom de notre Reine, je vous ordonne de mettre un terme à cette dérisoire pitrerie!”
“Quelle diplomatie, grogna aigrement Fein.”
Nhel’ras lui lança un clin d’oeil malicieux comme ils attendaient tous en retenant leur souffle un réaction des Sic’gas. Fein crut distinguer un sifflement de frustration et il lui sembla que le vent soufflait tout à coup un peu plus fort que d’habitude. L’étrange brume se dissipa et Nhel’ras émit un long soupir de soulagement:
“Enfin, dit-il, nous voilà libérer de ces bestioles. Hâtons-nous de rallier le château car la route n’est pas encore fini pour vous.”

Nhetic acquiesça d’un miaulement et les trois compagnons, âmes solitaires dans une nuit éternelle, reprirent calmement le chemin de leur lourde destinée. Le ciel piqué d’étoiles les protégeait avec tendresse. Néanmoins une autre lumière brillait… mais elle dans les étendues sablonneuses du Caect. On les observait dans un calme mortel sous la surface tourmentée de ce monde venteux…

III. Au fur et à mesure qu’ils avançaient dans ce paysage gris et figé, une montagne à l’horizon grandissait de plus en plus. L’espèce de dôme s’entourait d’une multitude de pics qui s’élevaient vers le ciel constellé de points plus ou moins brillants. Nhel’ras s’arrêta, laissant ses deux invités contempler ce spectacle insolite et inquiétant. Fein allait de surprise en surprise. Quant à Nhetic, il fixait d’un air absent l’étrange forteresse. Nhel’ras toussa, embarrassé par ce silence:
“Voici le palais de la Reine, déclara-t-il d’une voix fébrile, notre destination finale. Encore un peu de patience et nous y serons.”
Sur ces mots ils reprirent ce voyage silencieux qui, pensa Fein, rappelait une marche funèbre. Fein arracha en frissonnant cette pensée morbide de son esprit affolé. Ils avançaient et pataugeaient depuis quelques temps dans le sable gris du Caect lorsque un cri suraigu déchira le silence inquiétant dans lequel s’étaient enfermés les trois vivants. Fein et Nhetic furent projetés à terre par le terrible impact sonique, restant à se tortiller misérablement au sol, mains et pattes protégeant leurs oreilles meurtries.

Nhel’ras, quant à lui, restait de marbre face à ce hurlement.
D’une voix forte, il déclama une formule archaïque qui ressemblait, comme le supputa Fein, à un défi:
“Montre-Toi, créature bannie et corrompue! Exhibe cette face déformée par la déchéance qui fut la Tienne! Crains-Moi car par Moi c’est le peuple de la surface du Caect qui Te crache Son mépris! Chien de Setec, Tu pourchasses ceux qui portent la marque de la Reine, mais, sans pouvoir, Tu n’es qu’un vulgaire pisteur! Retourne à Ton maître et dis-lui que le messager du Déclin veillera toujours!”
Fein vit avec horreur les contours d’une silhouette se former dans l’air du Caect et une gigantesque créature hideuse se dressa devant le faible vieillard. Celle-ci mesurait près de cinq pieds de hauteur bien qu’elle se tint à quatre pattes si l’on pouvait vraiment se permettre de nommer pattes ses appendices antérieurs d’une forme tentaculaire. Un léger frisson agitait sans cesse la peau grise de l’immonde animal. Au dessus de cette mer houleuse dansait une courte queue d’où dépassait un fin dard. Une grâce d’un autre monde se ressentait dans ce mouvement sinueux et hypnotique. La bête hurla à nouveau mais Nhetic et Fein ne ressentirent même pas la douleur.
Le jeune homme laissa dériver son regard vers le visage brutal de la répugnante créature. Il regretta immédiatement. Une souffrance infinie se lisait sur cette face agitée de frissons mais les yeux de l’animal, d’un rouge profond, n’exprimaient qu’une haine et une colère sans bornes vis à vis de tout ce qui vivait.

La bête leva son dard, prête à frapper. Nhel’ras hocha sombrement la tête et dégaina son couteau incurvé. Un sourire insolent découvrit les dents du vieillard et l’animal passa à l’attaque. Le vieil homme esquiva le dard mortel, en ricanant. Puis il darda sa lame incurvée dans un signe de défi. La bête fulmina, humiliée par tant d’insolence, et tenta de saisir ce faible vivant de ses deux longs tentacules. Une nouvelle fois, l’humain se déroba sous l’assaut du monstre. Frustrée, la créature ne prit même plus soin de sa propre personne et chargea dans un hurlement rauque le faible mortel qui la tenait en échec. Nhel’ras leva au dessus de sa tête la lame courbe et Fein crut discerner un espèce de ronronnement provenant de la bouche du vieil homme. Fein n’eut pas l’occasion d’assister à la fin du combat. Il sombra dans l’inconscience…

IV. L’horrible bête s’écroula dans un fracas du tonnerre comme Nhel’ras l’achevait de sa terrible lame incurvée. Le regard du vieillard exprimait une rage mal contrôlée. Nhetic miaula d’un ton doux voire apaisant puis fixa le vainqueur de ses yeux mystérieux.
Nhel’ras s’approcha de l’animal et parla d’une voix enfin en paix: “Où est passé Fein?”
Nhetic répondit d’un nouveau miaulement et leva une de ses pattes avant en montrant une direction.
“Etais-ce une de ces créatures, reprit Nhel’ras, un n’loeld corrompu?”
Le petit félin miaula une nouvelle fois en signe d’approbation. Le regard du vieil homme s’assombrit et c’est d’une voix sèche qu’il ordonna au chat de le suivre. L’animal s’exécuta sans demander son reste.

Fein entrouvrît faiblement les yeux contemplant le visage torturé et gris d’un de ces monstres. La créature courait en l’enserrant dans de ses tentacules. Soudain la créature stoppa sa course et Fein crut qu’un brouillard venait de les envelopper. La bête émit un hurlement qui irrita son jeune prisonnier et, s’apercevant de l’état éveillé de Fein, elle l’estourbit de son tentacule libre. A nouveau un voile noir tomba devant les yeux de Fein.

Nhetic galopait à toute vitesse derrière le véloce vieillard pour ne pas se laisser distancer. Le chat n’aurait jamais cru qu’un vivant avec une aussi faible apparence puisse se révéler un athlète consommé à l’art de la course. Sa réflexion fut troublée par le rire hyenesque de Nhel’ras. Celui-ci s’était arrêté à la périphérie de ce qui ressemblait à un gigantesque nuage. Le vieil homme riait à gorge déployée. Le petit animal, essoufflé, le fixa d’un oeil interrogateur. C’est d’une voix entrecoupée d’éclats de rire qu’il répondit à son compagnon:
“Vois-tu, cette bête est vraiment stupide… elle vient de pénétrer dans le royaume-nuage des Rêves. Fein n’a rien à craindre. Ces preux chevaliers le sauveront sans problème du n’loeld, déclara-t-il avec emphase.”

Fein creva le mur de l’inconscience tel un poisson bondissant hors de l’eau. La bête ne le tenait plus et il sentit que quelqu’un d’autre était aussi là. Une créature d’allure humanoïde chevauchait fièrement un grand destrier aux longs poils blancs. L’animal considérait avec curiosité le monstre de ses yeux azur. Le chevalier affichait un air sévère dans son armure de métal poli qu’un surcot d’une blancheur virginal surmontait. Son heaume orné d’un plumet blanc comportait un ventail pointu et finement ouvragé. Le redoutable guerrier brandissait glorieusement une épée dont la lame luisait faiblement. Le cheval s’ébroua et son cavalier considéra avec mépris le n’loeld. Le monstre hurla comme s’il défiait le chevalier. Le hennissement du destrier blanc confirma le défi et les deux êtres adoptèrent une posture alerte. Le n’loeld porta la première attaque de son court dard. Le cheval fit un écart et son cavalier riposta d’un coup d’épée, tranchant net l’appendice caudal de la créature. Cette dernière couina et, affolée par la douleur, chargea son bourreau en rugissant. D’un ample revers de lame, le guerrier victorieux décapita l’immonde bête. Malgré cette blessure fatale pour de nombreux vivants, le corps sans tête harcelait toujours son adversaire, le fouettant de ses longs tentacules gris. Le chevalier fit volte-face, s’éloignant du monstre, puis éperonna son noble cheval et chargea. Le choc fut terrible et Fein vit la lame lumineuse pourfendre de part en part le corps désormais inanimé du n’loeld. L’étrange sauveur s’approcha de Fein…

V. Le grand chevalier se tourna vers Fein et le fixa intensément. Le jeune homme lui rendit un regard de même intensité quoique légèrement apeuré. Son étrange sauveur sembla discerner cette nuance et c’est d’une voix douce qu’il brisa le silence qui s’était établi: “Comment vas-Tu, mon jeune ami?”
Le chevalier lui tendit sa main gantée d’acier. Fein s’écarta précipitamment.
Devant ce refus, le visage du chevalier s’assombrit et d’un ton irrité il s’adressa à Fein:
“Qu’ai-je donc fait qui puisse Te rendre si méfiant? Permets-moi de me présenter. Je me nomme Sire Loroc. Puisse mon bras pouvoir Te servir car je Te suis dévoué. Maintenant pourrais-Tu m’expliquer cette méfiance manifeste que Tu éprouves à mon égard?”
Fein fixa d’un oeil noir son grand interlocuteur mais resta coi. Le chevalier poussa un profond soupir et déclara tristement:
“M’est avis qu’une nouvelle fois un ennemi je me suis fait. Néanmoins ma quête ne serais point accomplie si je ne Te transmettais pas le message de la Reine. Celle-ci vous incite à accélérer votre allure. Il ne vous reste plus que deux octions pour rejoindre le palais de Sa Majesté. Voilà j’ai délivré le message. Adieu mon ami et puisse nos routes se croiser à nouveau!”
Sur ces mots Sire Loroc fit faire volte face à sa monture et s’engagea dans un étrange brouillard luminescent.

Une fine brise souffla et Fein vit s’enfuir les ténèbres blanches qui l’entouraient jusqu’alors. Il se retrouva soudain nez à nez avec Nhetic qui ne trouva rien d’autres pour manifester sa joie que de lui sauter au visage. Quant à Nhel’ras, il était hilare. Les retrouvailles passées, Fein relata sa rencontre avec le chevalier ainsi que le violent combat qu’il engagea contre le féroce n’loeld corrompu. Nhel’ras parut stupéfait lorsque il entendit le nom du chevalier. “
Sire Loroc… vraiment?”
“Il semble, répondit Fein. Dis-moi, Nhel’ras, qu’est-ce qu’un oction?”
Le visage du vieil homme prit un air pensif: “Comment t’expliquer cela… en fait un oction représente, ici, trois heures terrestres.”
“Donc, déduisit Fein, il ne nous reste plus que six heurs pour rejoindre le palais.”
Nhel’ras le fixa d’un regard pénétrant.
“Enfin, bredouilla péniblement Fein, Sire Loroc m’a dit qu’il ne nous restait plus que deux octions pour atteindre notre destination.”
Nhel’ras fronça les sourcils et se remit à vitupérer dans la langue inconnue de Fein et de Nhetic. Le jeune homme baissa les yeux, visiblement embarrassé. Finalement le vieil homme reprit son empire sur lui-même, rassembla ses idées et donna la marche à suivre à ses deux compagnons. A nouveau Nhel’ras courut, péniblement suivi par Nhetic. Fein fermait le groupe, apparemment incapable de suivre l’intense vitesse que le vieil comme lui imposait. Ce voyage, ou en tout cas cette fin, lui parut durer un éternité. Épuisé, les membres endoloris, il distingua à nouveau l’étrange dôme qui luisait d’un éclat fantasmatique. Ils parcoururent encore une certaine distance qui finit d’achever le pauvre Fein. Devant cette magnifique bâtisse il put enfin détailler toute son architecture. C’était un véritable palais de contes de fée qui résidait dans ce monde sans couleur. Des tours d’une finesse inhumaine venaient défier le ciel étoilé. Le marbre poli dont l’ensemble du palais semblait être constitué jetait des reflets aveuglants. Dans les douves coulait paisiblement une eau argentée et rieuse. Deux créatures trapues en robe noire à capuchon gardaient un pont-levis gracieusement abaissé qui semblait promettre un repos bien mérité à tout voyageur au bord de l’épuisement.
La figure de Nhel’ras se fendit d’un large sourire: “De retour, conclua-t-il.”

VI. Deux créatures encapuchonnées sommeillaient péniblement devant les portes majestueuses et imposantes du palais. Nhel’ras lança un geste imperceptible aux deux gardes et ceux-ci décroisèrent les lourdes piques qui barraient jusqu’alors l’entrée du magnifique château. Le vieil homme s’engagea avec assurance dans la bâtisse avec à sa suite le jeune Fein et Nhetic le petit chat. Nhel’ras arborait un visage extatique au fur et à mesure que le petit groupe progressait dans le long et étroit couloir. L’endroit se trouvait bordé par des colonnes ornementées de scènes où apparaissaient des créatures que Fein n’aurait jamais pu définir. Par delà ces piliers une obscurité que Fein perçut comme maléfique s’étendait un règne froid et immobile. Aucun son et aucune lumière ne semblaient venir troubler ce calme mortel. Intrigué, Fein plissa les yeux, tentant de voir à travers cette sombre clarté.
Nhel’ras ricana: “N’y pense même pas, dit-il, cet endroit ne t’est pas encore accessible car le palais ne le veut pas.”
Fein lui répondit d’un regard interrogateur.
“Ce palais est vivant, expliqua patiemment le vieil homme, il a une conscience propre que même ma reine, la Mort, ne pourrait endiguer. Celui-ci décidera où tu devras aller rien qu’en lisant dans tes pensées. Ces trous d’obscurité sont juste là pour te signaler le danger mortel que tu encourres à pénétrer de tels espaces sans y avoir été invité. La seule voie à laquelle nous pouvons accèder est le couloir de la salle du trône. L’intérieur est bien plus vaste qu’il n’y parait.”
Le visage de Nhel’ras exprimait un profond respect à l’égard de cet être vivant dans lequel ils évoluaient.
Les trois compagnons progressèrent encore quelques temps dans un silence contemplateur.

Finalement Fein osa briser le silence qui venait de s’établir entre eux.
“Quelle était cette créature qui m’a attaqué? demanda-t-il à son guide.”
Nhel’ras reprit son expression pensive comme à chaque fois qu’il tentait d’expliquer un élément du Caect à son jeune protégé.
“Cet animal porte le nom de n’loeld corrompu. Ce sont les chiens de Setec.”
Son regard s’assombrit d’un coup au moment où il prononça le nom de Setec.
“Setec? fit Fein, interrogateur.”
D’une voix cette fois courroucée, le vieil homme répondit: “Un Cauhemar si corrompu, si dépravé, que les siens, bien qu’effroyablement maléfiques, furent dans l’obligation de le chasser du nuage. Ce monstre emporta dans sa fuite de nombreux n’loeds qu’il modifia. Maintenant son royaume s’étend dans les profondeurs ténébreuses et silencieuses du Caect. Il se sert des n’loelds comme nous bien qu’ils les emploie à des tâches différentes. Les nôtres ne sont que des pantins sous notre volonté alors que Setec a franchi la limite que nous nous imposons: il leur a fait don de la réflexion et de la volonté.”

Sa voix mourut dans les échos du couloir et Fein vit avec soulagement que le vieil homme lunatique avait récupéré son calme. Fein ne réalisa l’aspect monumental de la porte de la salle du trône qu’au moment où il se retrouva devant. Les deux battants ornementés s’élevaient au dessus de sa tête dans une dense obscurité. Fein évalua la taille de l’ouverture à plus de vingt pieds de hauteur. Mais le plus frappant se trouvait sûrement dans les sculptures que notre jeune ami perçut comme aussi vivantes sinon plus que celles qu’il avait eu l’occasion d’observer sur les piliers menant à la salle du trône. Comme à l’entrée, deux n’loelds sommeillaient, appuyés sur de lourdes lances trop longues pour leur petite taille.
“Nous y voilà, murmura Nhel’ras d’un ton satisfait.”

VI. Les portes monumentales s’ouvrirent majestueusement devant les trois compagnons. Une salle somptueuse et resplendissante se cachait derrière ce long corridor froid et austère. De longues fresques et tapisseries paraient de mille et une couleurs le marbre poli. Un trône massif occupait le fond de la salle. Fein y distingua, assise, une femme d’une beauté indicible qu’il supputa être la reine dont lui avait tant parlé Nhel’ras. Une robe diaphane épousait à la perfection les formes généreuses de cette femme à la peau blanche comme neige. Son visage éclairé par de grands yeux gris ne comportait aucune ride et de longs cheveux d’une blancheur immaculée encadraient ce visage en tout point de vue parfait. Perfection qui laissait Fein rêveur mais qui lui procurait un espèce de frisson de dégoût!
Pareille apparence ne pouvait être de ce monde ou du moins humain. Et Fein continuait à la fixer d’un oeil passif et endormie. Fein aurait sûrement perdu son âme si Nhetic ne l’avait pas tiré de sa rêverie d’un miaulement réprobateur. Le jeune homme jeta un regard coupable au petit animal mais continua tout de même son examen attentif de l’assistance. Celui-ci remarqua à droite du trône trois femmes d’un certain âge qui pinçaient d’un air rêveur les cordes bleutées d’une grande harpe ornementée de visages inhumains à l’agonie. L’instrument de musique hurlait des accords discordants qui irritaient grandement les nerfs de Fein. La musique des âmes mortes ondulaient sous les fines mains blanches des trois mystérieuses musiciennes. Et personne ne tenait une quelconque attention à cette cacophonie agaçante qui polluait l’ambiance sonore. Les silhouettes encapuchonnées qui vaquaient à leurs affaires le long des murs de la salle n’en semblaient pas le moins du monde affectées.

Les observations de Fein auraient continué encore longtemps mais un homme souriant et chaleureux les prit à part et commença à discuter bruyamment avec Nhel’ras qui, quant à lui, ne répondait au flot ininterrompu de paroles de l’homme que par de brèves affirmations ou négations. Cet étrange énergumène respirait la santé et la prospérité contrairement à l’air maladif que le vieux Nhel’ras semblait traîner derrière lui. Ses yeux verts inspiraient à quiconque de la joie et ceux-ci lançaient des éclairs de bienveillance. Le regard de Nhel’ras ne brillait quant à lui que d’une lumière sombre et abyssale. Le vieillard toussota, interrompant les jacasseries du jeune fou. Il se tourna vers Fein et Nhetic, un air étrangement mélancolique transparaissant sur son visage buriné par le temps, et parla d’une voix faible: “Je vous présente, mes amis, mon frère, Eilaros, le messager de la Renaissance. Partout où il passe la vie renaît derrière lui.”
“Et quant à toi, rétorqua l’intéressé, plus rien ne prospère là où tu es passé. N’est-ce pas messager du Déclin?”

Fein ressentit dans cette ignoble question du mépris. Le jeune homme braqua un regard haineux sur cet être qu’il trouva immédiatement repoussant et hypocrite. Quant à Nhel’ras, il affichait un visage indéchiffrable. Puis, sans savoir pourquoi, Fein prit la défense du vieillard, d’une voix froide et cassante: “Chacun a son rôle, dit-il en fixant intensément Eilaros, là où la vie est nécessaire, la mort l’est aussi. Ne te prends pas pour plus méritant que les autres parce que tu occupes une place en apparence plus prestigieuse.”
Les paroles eurent l’effet escompté et l’énergumène afficha un air offensé.
D’une voix choquée, il prétexta une affaire à régler pour les laisser. Le jeune empaffé quitta, en fulminant, la salle du trône.

Nhel’ras jeta un coup d’oeil malicieux à Fein qui ne put s’empêcher de rougir.
“Ne le taquine pas trop, conseilla calmement le vieil homme, cet insecte visqueux est stupide mais, poussé à certaines extrémités, il pourrait te nuire plus que tu ne pourrais jamais le croire. Néanmoins je te remercie d’avoir pris ma défense. Je suis un peu las de rabattre en permanence le caquet de ce jeune coq prétentieux. Je dois dire que tu as fait preuve d’une certaine originalité. Je ne pense pas que j’aurais employé un ton pareil avec cet imbécile. Parfois tu m’étonnes…”
Fein vit instantanément, à l’étincelle malicieuse qui brillait dans son oeil, que Nhel’ras se moquait de lui. Il rougit d’autant plus.
La majestueuse reine posa un regard distant et hautain sur le vieillard hilare et déclara d’une voix atone:
“Je consens à Te recevoir, messager du Déclin.”

VII. “Pourquoi ce regard interloqué, questionna la Mort de sa voix atone, crois-Tu, jeune enfant, qu’une faible femme aussi séduisante n’a aucun pouvoir?”
Elle fixa intensément le visage perplexe de Fein et continua: “Mon contact est fatal à tout mortel. Seule une Inexistence supporte ce contact douloureux. Leur nature immortelle, leur essence même, possède un pouvoir égal au mien.”
Fein retint son souffle et adressa à la reine un regard compatissant.
“Ta pitié n’est pas de mise car ma solitude est infinie. Je suis tellement lasse de cette existence que point n’ai-je le désir de tenir mon rôle. D’où l’investissement que je fis en ces deux messagers: Nhel’ras, le Déclin, Eilaros, la Renaissance. Mort et Vie, telles étaient mon fardeau.”

Sa voix retomba lentement et son regard vide parcourut l’assistance.
“Nhel’ras, fit-elle comme si elle le remarquait enfin, Tu es finalement de retour. As-Tu réparé ton erreur? L’enfant Baciot a-t-il péri?”
Le vieil homme esquissa un petit sourire satisfait.
“Il en fut ainsi, ma reine.”
“Pourquoi as-Tu sauvé ces deux vivants?”
“Il m’a paru nécessaire, ma reine, de me trouver un successeur. Je faiblis car le pouvoir dont vous m’avez fait don épuise ma force vitale.” “Et pourquoi ce Chat? Ne devais-Tu pas exterminer leur race?”
“Ma reine, avec tout le respect que je vous dois, j’ose vous faire remarquer qu’il est indispensable de conserver au moins une créature de chaque espèce.”
“C’est juste, mon ami, rétorqua la Mort d’une voix indifférente.”

Son regard devint étrangement méditatif et distant.
“La glace a commencé à fondre, dit-elle doucement.”
“Elle fond ainsi depuis mille ans, constata effrontément Nhel’ras. De quoi devrions-nous nous inquiéter, Majesté?”
“Des Cauchemars enfermés sous le lac gelé ont reparu à la surface. Les Sic’gas s’agitent et le royaume-nuage du Rêve a constaté de nombreux assauts perpétrés par des Cauchemars fidèles à Setec. De plus, nous avons, hélas, observé des contacts entre le nuage du Songe et le nuage du Cauchemar.”
Nhel’ras poussa un long soupir langoureux.
“Quelle est ma mission, ma reine?”
“Je Te demande d’aller récupérer notre espion n’loeld infiltré dans les basses-fosses de Setec. Ramène-le vivant qu’il puisse nous transmettre les informations qu’il a recueilli. Agis avec discrétion, mon ami.”
“Comme d’habitude, Majesté, rétorqua-t-il, un grand sourire accroché au visage.”

Un individu dont le visage disparaissait dans un capuchon parla à l’oreille de la reine.
Celle-ci jeta un oeil atone à la porte monumentale de la salle du trône et déclara gravement: “Qu’il entre!”
Les gonds de la porte grincèrent et les deux battants pivotèrent majestueusement, laissant entrer le vulgaire Eilaros. Celui-ci arborait toujours une moue suffisante et un air hautain et méprisant. Fein détourna les yeux, écoeuré. Il croisa le regard de son vieil ami. Dans ce dernier se reflétaient des éclats d’acier. Eilaros s’approcha gracieusement du trône puis s’inclina devant la reine d’une manière exquise. “Majesté, dit-il de sa belle voix hypocrite, je vous demande la permission de me retirer.”
“Pourquoi donc? demanda la reine quelque peu fraîchement.”
“Ne dois-je donc point aller faire naître la vie sur les mondes encore hostiles et stériles?”
“Qu’il en soit ainsi, fit la Mort de guerre lasse.”
“Merci, Majesté, dit-il avec une révérence sinueuse.”

Le messager de la Renaissance se retira silencieusement sous le regard méfiant de son frère Nhel’ras.
“C’est la première fois que je le vois aussi zélé à complaire, supputa Nhel’ras d’un ton soupçonneux.”
“Mon ami, je Te trouve bien inquiet pour si peu de choses, murmura doucement la reine.”
“Ne devrions-nous point le faire suivre?”
“Laisse donc aller ce chien courant. Ne perds pas Ton temps à Te préoccuper de ce clown, décréta la Mort avec une fermeté étonnante comparée à son apparente apathie. Que veux-Tu faire de ce Chat?”
“Majesté, ce jeune n’est pas encore Nhet mais seulement Nhetic. Permettez-moi, s’il vous plaît, de l’introduire dans l’aile du palais où repose la mémoire collective des Chats.”
“Je Te l’accorde mais fais vite!”
“Il en sera ainsi, ma reine. Puis-je me retirer?”
“Tu as ma permission. Que vas-Tu faire de ce jeune humain?”
“Je compte l’emmener avec moi pour le former au cours de mon voyage.”
“Qu’il en soit ainsi. Prends néanmoins garde à Setec!”

Nhel’ras fit signe à ses deux compagnons et les mena hors de la salle du trône dans le couloir bordé de colonnes et d’ombres. Un espace entre deux colonnes s’était éclairé et conduisait vers l’aile ouest du palais. Fein et Nhetic trottèrent derrière leur vieux guide et parvinrent à un large portail sculpté d’un visage de Chat. Une vie perverse et dépravée se dégageait de cette sculpture démoniaque. Le vieil homme braqua un regard morne sur la porte de marbre et se tourna vers Nhetic.
“Ici, Nhetic, tu trouveras ton peuple, tes origines mais aussi ton pouvoir en tant que Chat. Il te faudra lutter pour ne pas succomber à la folie féline qui condamna la race des Chats. Tu seras amené à revivre le passé de ton espèce. Aie confiance en toi, Nhetic, et arme-toi de tout ton courage! Bonne chance!”
Le vieil homme flatta chaleureusement le chaton en guise d’encouragement et se détourna. Fein et Nhetic échangèrent un long regard et le jeune humain serra fort contre lui le petit animal qui allait les quitter. Animal, pensa Fein alors qu’il étreignait le chaton, non, Nhetic était un être de pensées, pas un simple animal.
Puis, essuyant les larmes qui lui embuaient les yeux, Fein se releva et quitta le félin sur un dernier adieu. Le jeune homme rejoignit le vieillard et le fixa d’un regard intense, espérant une réponse à une question qu’il n’oserait pas poser.
“C’est nécessaire pour lui de connaître ses origines. Nhetic, il est, Nhet il deviendra… si il parvient à surmonter sa nature féroce de Chat. Sa constitution est forte. Je pense qu’il reviendra mais changé.”
“Changé? fit Fein.”
“Sa structure même et sa pensée seront altérées. Il évoluera vers une forme plus adaptée à ses nouvelles capacités.”

Les derniers mots planèrent dans l’éther calme et le jeune homme remarqua qu’ils étaient de retour dans l’allée centrale. Une nouvelle voie s’illumina. Et d’un geste d’invite, le vieil homme l’entraîna vers la lumière. Au fond se dressait un haut portail de fer. De curieux hennissements émanaient de l’enclos. Fein jeta un regard intrigué au vieil homme qui ouvrait doucement la grille. Deux créatures de six pieds de haut se tenaient fermement debout sur leur quatre sabots. De longs poils d’un blanc immaculé pendaient à leur flancs et à leur pattes. Une paire d’yeux d’un bleu profond contrastait avec la pâleur de ces animaux à l’allure chevaline. Fein jeta un regard torve aux créatures qui piaffaient d’impatience.
“Qu’est-ce? marmonna-t-il.”
Nhel’ras eut un petit rire, rempli de sous-entendus.
“Ce sont de ronilcas, les créatures les plus douces et les plus obéissantes du Caect. Elles nous porteront vaillamment vers le lac gelé des Inexistences. En route, mon ami!”

La suite, c’est par ici!

Le Néant #6: La Troisième Génération

Ecrit il y a une quinzaine d’années, voici la partie directement liée à Une Autre Voie, suite naturelle du Chat. L’univers reste le même avec le retour d’anciens personnages déjà découverts dans les chapitres précédents du Néant!
N’hésitez pas, bien entendu, à me faire part de vos remarques et critiques.

Bonne lecture!

I. Le jour venait de se coucher lorsque le supermarché ferma ses portes. Un vieillard décrépi, le dernier client de cette échoppe pour le moins miteuse, en sortit péniblement avant de s’engager dans les ruelles torturées des bas-fonds. L’incendie inexplicable qui eut lieu deux ans auparavant ne semblait jamais s’être déroulé tant les bas-fonds ressemblaient à leurs ancêtres. Entre 2018 et 2020, ces nouveaux quartiers si propres s’étaient dégradés à une vitesse étonnante. Incompréhensible. Les nouveaux arrivants vivaient ainsi toujours comme des criminels tels leurs prédécesseurs. L’Etat ne voulait évidemment rien savoir.
Et les meurtres violents se perpétraient sans aucune punition prodiguée à leur suite. Néanmoins une révolte se forma à l’encontre de cette violence omniprésente et la population décida d’organiser un système judiciaire rudimentaire assorti d’une milice aux méthodes réprouvées. Pourtant les résultats furent là et personne ne trouva à contester les usages musclés des très craints miliciens. Ce soir-là, deux représentants de la loi avaient pris en chasse un jeune criminel spécialisé dans le meurtre de personnes du troisième âge. En fait ils le cherchaient plus que de ne l’avoir pris en chasse.
“Fein, on ne le trouvera jamais, grelotta l’un des miliciens.”
Deux yeux d’une froideur polaire se posèrent sur lui.
“Écoute, reprit ledit Fein avec une patience affectée, cet être humain est dangereux et nous devons le récupérer. Aimerais-tu rentrer un jour chez toi et découvrir tes vieux morts, étripés par ce malade?”
Le milicien grogna en signe d’assentissement et les deux hommes reprirent leur recherche dans le froid solitaire de la nuit.

Le vieillard marchait avec tranquillité dans les rues . Sa démarche un peu boiteuse lui donnait un air ridicule en parti dû aux deux volumineux paquets qu’il portait dans ses bras. Déstabilisé par ce poids, il trébuchait tous les deux pas. Pourtant, malgré cela, le vieil homme ne pouvait s’empêcher de sourire tant la joie l’emplissait. L’anniversaire de sa petite fille approchait et le grand-père avait collecté de nombreux cadeaux pour cet anniversaire très spécial: cette chère enfant allait sur ses dix-huit ans. Le vieil homme aimait beaucoup cette jeune femme peut-être même trop. Cet élan paternel allait parfois un peu trop loin mais l’adolescente ne s’en était jamais plaint. Et puis bon, se disait le savoureux vieillard, cette adorable créature pouvait bien réconforter de temps à autre son pauvre grand-père affaibli par l’âge. Le vieil homme avait un autre petit enfant, un garçon, qu’il appréciait beaucoup moins. Ce dernier s’était, en effet, révéler peu enclin à satisfaire son aïeul. Par conséquent le vieillard ne considérait rarement cet enfant comme son petit fils et ne manquait pas d’oublier le jour de son anniversaire. Perdu dans ses pensées de plaisirs déviants et pervers, le vieillard ne s’aperçut pas qu’on le suivait.

… Le sang brûlait en moi. Mes pensées volaient en tout sens. Et mes cauchemars me tourmentèrent jusqu’au delà de l’abîme. Je le sens, je le pressens. Quelque chose s’éveille en moi, je le sais, et je ne peux lutter contre. Il me dit de tuer en son nom et il m’a promis. Le sang ancien coulera car il ne l’aime point. Moi aussi je ne supporte pas ce sang ancien. Oui, je le hais ainsi que l’humanité. Ces êtres vils et dépravés ne méritent que de connaître la froide obscurité de la mort. Je serais son messager. Je répandrais son message avec le sang qu’il voudra
car l’apocalypse est proche et cette pensée me réjouit. Quarante-neuf ont rejoint l’oubli. Il n’en manque plus qu’un. On veut m’attraper mais Sa main me protège et Sa mission puisque je suis Son instrument aboutira de toute façon. Ma tâche est noble comparée à leurs détestables obstacles censés m’arrêter. Sa volonté est invincible. Leurs manoeuvres mesquines échoueront donc. Voilà… je le sens… le cinquantième sacrifié m’attend… il est devant moi… sa mort l’atteindra bientôt…

Le vieillard chantonnait une ancienne chanson paillarde que son grand-père lui avait appris en même temps que ces délicieux plaisirs que peuvent éprouver deux personnes d’âge bien différent. Le vieil homme pensa qu’il devait beaucoup à cette vieille créature qui lui avait enseigné les vraies valeurs de la vie. En extase, le vieillard ne ressentit aucune douleur lorsque on lui laboura les entrailles. Il accueillit la mort avec un sourire de parfaite béatitude comme le jeune homme s’affairait consciencieusement à l’élimination. Lacéré, démembré, décapité, le corps meurtri rendit finalement le peu d’âme qu’il retenait prisonnière.

Fein distingua dans le silence de la nuit un bruit étouffé suivi d’un cri d’extase. Intrigué, il se rapprocha de la ruelle d’où provenait le hurlement. Il y vit le criminel qu’il traquait de puis si longtemps. Jamais pareille vision ne l’avait autant choqué et c’est d’une voix bouleversée qu’il appela son compagnon. L’estomac retourné, il se renversa dans une ruelle adjacente alors que son coéquipier surveillait le meurtrier.
“Il a commis son cinquantième meurtre, bredouilla Fein. Je veux qu’on l’arrête. Nous devons en finir avec cette orgie de violence. As-tu vu l’état de sa victime? N’est-ce pas abominable?”
L’autre acquiesça silencieusement alors que les deux miliciens se mettaient en place pour appréhender le jeune assassin.

… Ils sont là pour m’arrêter mais tu ne les laisseras pas faire. Tu m’as promis, n’est-ce pas?

“Fein, il tente de s’échapper! hurla d’une voix hystérique le milicien alors qu’il courait après le jeune homme.”

… Tu m’as menti! Le sang coulera car tu m’as menti! Protège-moi, par pitié, de leurs mains pécheresses!

Fein vit son ami mourir sous les mains ensanglantées du fou et ce fut avec grande difficulté qu’il maîtrisa le forcené.
Fein se fit même mordre et griffer…

II. Fein et un garde escortaient le fou vers le lieu de son jugement.
“Tu te rends compte, Fein, lui disait son compagnon, son voisin de cellule en avait tellement marre de ses cris et de ses reniflements qu’il à préféré se pendre aux barreaux plutôt que de supporter encore ce malade. Sinistre, n’est-ce pas?”
“Cela dépend, lui répondit Fein d’une voix atone. Je suis sûr que l’on pourrait grandement remercié notre ami ici présent.”
Un air de parfaite incompréhension s’afficha sur le visage du garde.
Fein ajouta: “Grâce à lui nous sera épargné un de ces longs procès fastidieux et ennuyeux.”
Son compagnon se fendit d’un large sourire compréhensif.

… Tu m’avais promis… m’aurais-Tu abandonné à cette détestable humanité? Est-ce un châtiment ou une épreuve pour éprouver ma foi en Toi? Je ne faillirais pas car Ta main me protège. Par ma bouche je répandrais Ton message. Cette humanité inculte comprendra la punition qui l’attende pour avoir commis tant de pêchés…

“Nous voilà arrivés, espèce de taré. Tu vas t’asseoir ici et ne pas bouger, ordonna Fein, ta cervelle dérangée a-t-elle tout enregistré ou
dois-je le répéter?”
Ledit intéressé cracha par terre.
“Brave garçon, souffla Fein en lui tapant familièrement sur l’épaule.”
Les deux compagnons se placèrent de chaque côté du condamné et attendirent patiemment que la salle exiguë et décrépite se remplisse. Des personnes de tout âge entraient pour assister au procès… après avoir payé son droit d’entrée. Le spectacle le plus renommé des bas-fonds attirait de nombreuses personnes. Les salles se remplissaient à une rapidité incroyable et, à ce moment-là, régnait une cacophonie infernale. Les vieillards chevrotaient, les jeunes singeaient leurs dernières aventures et les enfants piaillaient comme des moineaux écervelés. Néanmoins cette polyphonie exécrable se stoppait instantanément lorsque la silhouette sombre du juge se profilait à proximité du pupitre où il siégeait. Ce justicier des temps modernes se drapait de manière théâtrale dans une longue cape noire qu’il laissait flotter au vent lorsque l’audience prenait fin. Le ventilateur dissimulé dans une caisse trouée remplissait à la perfection son rôle éolien. Le ridicule ne tue pas et ce juge ainsi que bien d’autres en était la preuve encore vivante. Ceux-ci, en effet, affectionnaient le port d’un masque noir leurs recouvrant la moitié du visage. Le costume se complétait finalement par un fin fleuret ressemblant à une aiguille à tricoter que le juge agitait dramatiquement devant le nez de l’accusé en lui annonçant sa peine.

Comme à chaque condamnation, Fein laissait dériver son esprit vers les contrées grises et vides du passé. Fein se souvint de la dernière discussion qu’il avait tenu avec son médecin.
“Cette morsure m’inquiète, disait elle de sa voix envoûtante.”
Fein grimaça un sourire: “Je suis sûr que tu m’arrangeras cela, ma chérie.”
Fein avait déjà commencer les caresses. Celle-ci le repoussa.
“Pourquoi? s’exclama Fein.”
“Je ne veux pas que ta femme nous surprenne, répondit elle en le fixant droit dans les yeux.”
Ma femme, pensa Fein, cette vieille peau de soixante ans lui pourrissait la vie. Malgré l’argent qu’il récoltait d’elle, il ne pouvait la supporter. A cette époque, ce mariage semblait très intéressant… du point de vue financier. A cet âge avancé, se disait Fein, la vieille ne tarderait pas à crever. Cinq ans passèrent et celle-ci ne voulait pas mourir. Ces cinq années l’obligèrent à partager sa couche avec cette limace visqueuse dont il dut supporter les étreintes adipeuses. Fein feinta la jouissance alors que ce crapaud boursouflé s’agitait près de lui en poussant des gémissements d’excitation. Ces viols successifs le torturèrent longtemps. Fein trouva l’amour et le plaisir chez cette jeune médecin. Celle-ci se montrait hélas très distante et n’accordait que très rarement le réconfort que Fein exigeait d’elle.
Le jour dont Fein se souvint ne comptait pas dans ses rares et délicieux moments qu’il passait auprès d’elle.

On bouscula Fein et, médusé, celui-ci vit se dresser, tel un diable sortant de sa boîte, l’assassin de son ami. Fein et le garde tentèrent de se lever mais ils se trouvaient maintenus par une force invisible.
“Écoutez ma parole, proclama l’accusé d’une voix forte, apprenez votre destin, entendez le message de mon maître. Je suis Son porte-parole. Grâce à Lui, j’ai contemplé la vérité dans son Entier. La purge a commencé. Je ne suis que le premier missionnaire. D’autres viendront continuer la grande Oeuvre. Le passé et l’âge doivent disparaître au profit de la jeunesse et du futur. Convertissez vos âmes mes frères ou l’apocalypse sera sur vous et seuls Ses disciples échapperont à l’obscurité de l’oubli. Il n’y auras que deux appels. Quelle est votre réponse?”
Un tumulte prolongé et stupéfait régna dans le fond de la salle et quelqu’un commença à scander d’une voix pénétrée: “A mort!”
La foule assoiffée de sang dut être évacuée en catastrophe alors qu’elle tentait de lyncher le condamné.
Le vieux juge souriait de toutes ses dents, conscient d’avoir mener le meilleur spectacle de l’année. Cette folie furieuse qui s’était emparée du public le rendait fier de ses capacités à manipuler un groupe d’individus. Le conseil des juges lui attribuerait sûrement le prix de meilleur juge de l’année. Il sifflotait un air joyeux en se démettant de ses atours de spectacle. Sa chansonnette avorta lorsque on lui écrasa la gorge.

III. “Fein chéri, pourrais-tu venir me masser quand tu m’auras apporter ma tisane?”
“Oui, ma douce, j’arrive, répondit Fein à la créature visqueuse qui lui tenait lieu d’épouse.”
Au bord de l’exaspération, il agrippa le plateau en argent sur lequel reposait la tisane de Madame. D’un pas servile, il rejoignit la chambre où séjournait cette sale limace qui ne voulait pas crever en paix.
“Oh, Fein, comme tu es gentil, s’exclama malicieusement la vieille empaffée, je pense que tu mérites une récompense: nous pourrons nous amuser un peu, après ma tisane.” Fein eut un haut-le-coeur qu’il réprima avec difficulté. L’idée de frôler ce corps ridé le révulsait profondément. Pendant ce temps la vieille femme absorbait goulûment le liquide brunâtre qui flottait mollement dans la tasse en porcelaine. Le bruit de succion qu’elle émettait à chaque gorgée évoquait le son qu’aurait pu produire une quelconque créature abyssale. Fein détourna les yeux du visage extatique de sa femme: elle souriait et de son dentier jaunie s’échappaient ou plutôt ruisselaient d’immondes petites gouttelettes brunâtres qui allaient se nicher, telles de répugnants vers de terre, dans le décolleté échancré de la vieille dame.
“Masse-moi, mon chéri, ordonna-t-elle.”
Et Fein s’exécuta et bizarrement le sentiment de répulsion qu’il éprouvait il y a un instant avait disparu. Tandis qu’il malaxait vigoureusement les épaules flasques de la femme, une voix lui chuchotait:
“Voici la cinquantième… Tue-la!”

Le justicier de ses dames s’escrimait depuis deux heures dans la salle désignée comme étant le lieu journalier de ce procès. La voix efféminée du vengeur masqué retentissait d’un son de clochette fêlée dans toute la pièce. L’abruti déguisé déambulait ainsi dans l’endroit insalubre, essayant de ne pas tomber en s’empêtrant dans sa cape de comédie. Fein suivait ce spectacle ridicule d’un air méprisant lorsque le costumé le désigna d’un doigt accusateur, proclamant d’une voix de stentor (du moins il tenta de forcer sa voix pour la rendre plus grave et plus dramatique):
“Alors Fein (ces juges, lors de leurs shows, avaient l’habitude d’appeler l’accusé par leur propre nom, ce procédé devant soi-disant pousser le criminel à avouer plus facilement ses fautes) qu’avez-vous à dire pour votre défense? Pour quelles raisons avez-vous assassiné ces cinquante personnes dont votre femme et le juge Elyat qui, je vous le rappelle, appartenait au conseil des juges?”
Fein se leva calmement de sa chaise et fixa froidement le responsable de la loi qui finit par blêmir sous ce regard glacial.
“Vous voulez une réponse… vous en aurez une mais je doute qu’aucun de vous dans cette salle arrive à comprendre le sens profond de ma déclaration. Votre parole n’est que futilité alors que la mienne est d’une riche splendeur car par ma voix Il s’exprime. Vous avez tué mon frère spirituel car celui-ci a répandu le sang mais évidemment vous ne pouviez espérer comprendre l’acte de mon défunt compagnon. La mort que j’ai administrée n’est que le second message de notre maître qui vous appelle à lui, brebis égarées. Je suis son dernier disciple et prophète. Joignez votre haine à la mienne car je le sais au plus profond de moi-même: vous abhorrez cette classe minoritaire et riche que sont les personnes âgées. Vous les craignez aussi car leur richesse leur apporte tout le pouvoir dont ils pourraient nécessiter. Adorez le maître et purifiez en son nom le mal que ces vieilles choses représentent.”
Le vieux juge piaula quelques ordres aux deux jeunes miliciens qui encadraient Fein. Il était visiblement paniqué. Sa panique s’augmenta d’autant plus lorsque il contempla avec horreur les gardes détachant Fein. Puis ceux-ci s’avancèrent, menaçants, vers le vieillard terrorisé. Fein arbora un sourire mielleux: “Que j’aime contempler cette terreur qu’ils expriment avant de mourir!”

Les bas-fonds se soulevaient! Merx n’y comprenait plus rien. Dans toutes les plus grandes villes du monde, les quartiers défavorisés se rebellaient violemment contre leur vieux gouverneur. De plus, l’essentiel des miliciens de ces quartiers avaient tôt fait de se rallier aux émeutiers. Le plus inquiétant se trouvait dans le fait que les attaques étaient concertées et préparées à l’avance. Les éléments et les rapports s’accumulaient sur le bureau de Merx. Ceux-ci appuyaient largement la thèse de l’existence d’un plan de renversement à l’échelle mondiale. Les forces belligérantes ne se constituaient que de jeunes gens dont le credo semblait prôner l’extermination absolue et sanglante de toute personne âgée. Une stratégie inhumaine animait les assauts implacables des rebelles. De plus une détermination invincible planait au dessus de chaque pillage et de chaque massacre. Merx aurait donné cher pour connaître le nom de ce mystérieux stratège et commandant.
“Fein, murmura-t-on.”
“Qui as dit cela? s’exclama Merx en pivotant sur ses talons.”
“Moi, bien sûr, répondit-on.”
D’un coin sombre de la pièce sortit un visage. Un visage à l’oeil vicieux, au sourire carnassier. Puis il disparut.
Merx était pétrifié de stupéfaction: “Qui êtes-vous? balbutia-t-il.”
“Je pensais te l’avoir déjà dit, reprit-on d’une voix où l’agacement se mêlait à la patience, je suis Fein.”
Merx se retourna, surpris, et dévisagea un homme de taille moyenne au cheveu brun terne.
“Qu’est-ce que Fein? murmura Merx d’un air décontenancé.”
“Vous êtes bien mal poli,monsieur Merx, souligna Fein, ce n’est pas bien de poser toutes ces questions à un invité. Vous méritez que je vous châtis pour ce comportement insolent.”
Fein crispa son poing d’une manière suggestive et Merx, le vieux poussah, s’écroula en se tenant douloureusement le ventre.
“Voilà, reprit Fein, peut-être serez-vous plus réceptif à mes paroles et arrêterez-vous de gaspiller votre salive en questions futiles. Moi, Fein, disciple et prophète du maître, je vous délivre Son message car par ma voix Il s’exprime. Je vous laisse en vie sur Son ordre bien que cela me répugne de ne pas pouvoir écraser une limace telle que toi. Relève-toi, vieillard, car mon maître a soif de divertissements. Rassemble tout tes esprits et essaie d’établir une résistance digne d’amuser mon maître. Il veut des guerriers et non des martyrs. Ne Le décevez pas ou assure-toi que ta mort sera très longue, oui, très très longue.”
Fein se dissipa, laissant flotter derrière lui un rire fantomatique. Merx avait les réponses qu’il voulait. Il saignait. Fein n’avait pas résisté au plaisir de lui administrer un coup de poing dans la figure.

IV. Nhel’ras marchait dans la pénombre. Sa démarche sournoise caractérisait l’assassin qu’il était. Après l’échappée miraculeuse qu’il effectua à la suite de l’incendie des bas-fonds déclenché par l’enfant Baciot, il se réfugia quelques temps, principalement pour soigner ses graves brûlures, dans le Caect. Finalement remis il rejoignit la réalité pour découvrir que la Terre se trouvait dans un chaos complet. Il se
souvint du discours que tint Merx devant une assemblée terrifiée de vieillards chevrotants.
“L’heure est grave, déclama Merx, la jeune génération que nous maintenions sous contrôle dans les bas-fonds s’est soulevée à la suite d’actes violents perpétrés à l’encontre des rares personnes âgées restées à vivre dans ces taudis insalubres. Un de ces abominables meurtriers mène la sédition. J’ai eu l’occasion de le rencontrer…”
Un hoquet de stupéfaction parcourut l’assistance.
“Son nom est Fein, continua Merx, et la discussion que je tins avec lui me convainquit de la folie qui anime notre adversaire. Mes amis, si nous ne nous défendons pas, nous serons voués à l’extermination par ces jeunes morveux. Je vous propose de procéder à l’inventaire puis à l’organisation de ce qui est encore en notre pouvoir.”
Nhel’ras avait alors choisi ce moment pour faire entendre son avis. D’une voix forte et assurée, il interpella son auditoire:
“Ecoutez-moi tous, je suis en mesure de résoudre le problème qui nous dérangent tant. Je sais où frapper, qui abattre. Ma profession, très contestable certes, est celle d’assassin. Malgré les rides qui parsèment mon visage fatigué, mon corps est encore vigoureux contrairement à vous. Je suis la solution qui évitera un bain de sang que notre adversaire attend avec tant d’impatience.”
“Excusez-moi de vous interrompre monsieur, demanda Merx, mais pouvez-vous nous dire le nom de cette personne à neutraliser pour rétablir cette paix dont nous sommes si friands?”
“Je ne le puis, hélas, répondit Nhel’ras sur un ton de regret. S’il advenait que son nom soit prononcé, il saurait immédiatement que je vis toujours. Je vous rassure néanmoins: je l’ai affronté jadis et il m’échappa, par chance. Soyez sûr que cette fois-ci il ne trouvera pas l’occasion de fuir son destin.”

Nhel’ras s’était mis en route et se trouvait maintenant dans la sombre bâtisse qui servait de bastion au terrible Fein. Le bâtiment se caractérisait par un archaïsme exagéré, l’éclairage allant jusqu’à l’utilisation de torches. Les gardes, eux-mêmes, arboraient fièrement une armure complète. Ceux-ci tenaient d’un air professionnel une lourde et longue épée à deux mains. Nhel’ras connaissait assez bien le maître de Fein pour savoir comme celui-ci pouvait être dérangé. Nhel’ras s’arrêta à quelques mètres de la porte gardée par deux chevaliers. En se cachant dans un recoin sombre, il entonna un ronronnement ensorceleur. Les deux gardes se figèrent et Nhel’ras passa devant eux… sans que ceux-ci n’aient eu conscience de la présence du vieillard. Le vieil assassin extirpa de son habit déchiré un court poignard trempé dans un poison mortel. Puis il tâtonna dans les ténèbres à la recherche de la poignée de la porte d’ébène. Il l’ouvrit délicatement mais malgré les précautions prises, le panneau de bois grinça faiblement comme pour prévenir l’occupant de la pièce.

Fein s’éveilla immédiatement et se mit à bredouiller pour lui-même: “Il vient Maître, protègez-moi. Tuez l’intrus.”
Puis le jeune homme chantonna doucement comme pour se bercer, comme pour se rassurer. Il se sentait si seul. Le mouvement qu’il avait suscité parmi la population jeune ne faisait parti qu’une des multiples obsessions de son maître. Le pouvoir que Fein avait acquis par cet être surnaturel l’isolait chaque jour plus encore. Il se prit même à philosopher sur son existence.
Qu’est-ce une vie si l’on peut tout obtenir sans aucun effort?

Nhel’ras interrompit cette réflexion en entrant subrepticement dans la chambre mal éclairée. Néanmoins les sens extrasensoriels de Fein repérèrent instantanément l’intrus sur lequel il déchaîna toute sa colère. La frappe de haine pure se dispersa devant un obstacle invisible vraisemblablement créé par le terrible vieillard. Avec un cri de frustration, Fein intensifia ses frappes. Nhel’ras avança fermement, ignorant, détournant, annihilant tous les assauts de son adversaire. Fein recula devant la marche implacable du sombre vieillard.
La terreur s’empara du jeune homme et celui-ci se mit à gémir: “Maître…”
Ses gémissements se turent lorsque Nhel’ras enfonça délibérément sa dague empoisonnée dans le ventre du jeune homme. Le poison fit son effet foudroyant et Fein se dissolvit en une immonde sanie verdâtre.

Nhel’ras prit un air impertinent et clama d’une voix tonitruante: “Alors Baciot, on a peur? C’est logique après tout. Tu dois bouillir à l’idée de finir comme ton cher serviteur. Pauvre Fein, il ne méritait sûrement pas de mourir au nom d’une Inexistence. C’est vrai, tu as rejeté le Chat, banni l’Enfant-Chat: que peut-il rester sinon le vide absolu?”
“Voilà ce qui reste, insolent mortel, tonna une voix haineuse.”
Les quelques chandelles de la petite pièce vacillèrent puis s’éteignèrent sous la force d’un souffle glacial alors que les ténèbres tournoyaient pour prendre la forme d’une silhouette humanoïde. Celle-ci avait la moitié du corps effroyablement brûlé et l’on ne pouvait plus distinguer qui avait été cette personne. Nhel’ras regroupa ses dernières forces pour affronter l’Apocalypse.
La monstruosité caqueta d’un rire méprisant.
“Que peux-tu espérer me faire, vieillard? Ton pouvoir ne peut égaler le mien. Je suis un dieu et cette terre immonde me revient. Pour le mal que me firent subir les êtres vivants, je leurs infligerai les tourments les plus atroces.”
Et des larmes de douleur coulèrent du visage inhumain de Baciot. “A mort! rugit-il.”
Nhel’ras se cramponna à sa lame empoisonnée et chargea le monstre.

V. Les brumes matinales se dissipèrent lentement au contact de la tiédeur du soleil levant. Néanmoins un froid mortel étreignait calmement et implacablement cette terre noirâtre, déchiquetée, où gisait, inanimé, le cadavre de l’humanité. Pourtant, au loin, s’entendaient des gémissements à la fois fous et désespérés, des prières de délivrance. Fein secouait convulsivement le cadavre inerte d’un être dont la moitié du corps portait d’immondes cicatrices. Un long poignard dépassait du ventre de la créature et Fein pleurait. Il était seul pour toujours. Il tenta de se souvenir de ce qui amena ce tragique épilogue. La clameur de la bataille revenait à ses oreilles, son sang bouillonnait à l’idée de tuer pour son maître. Il se revit quelques heures auparavant.

La lune brillait alors d’un éclat étonnant, baignant le champ de bataille d’une clarté rougeâtre. La terre semblait ensanglantée. Fein agrippa avec ferveur l’épée de lumière que le maître lui avait accordé après son retour à la vie. L’horreur de sa mort le faisait encore frémir tant la douleur que le vieillard lui avait infligé, l’avait fait souffrir. Fein chassa ce souvenir atroce et considéra avec fierté les jeunes gens en armures qui se tenaient à ses côtés. Cette archaïsme lui plaisait profondément contrairement à la technologie qui lui inspirait un grand mépris. Fein fit signe à un de ses hommes. Le cor retentit et la charge commença. Les jeunes jaillissaient de derrière chaque butte de terre, leurs pieds martelant impitoyablement le sol. Cette déferlante d’acier rencontra des groupes épars de vieillards mal armées, mal entraînés et peu enclin à tenir leur position. Fein prit un plaisir malsain en décapitant violemment l’un de ces faibles résistants. Le sang de l’hérétique coula tandis que le corps sans tête battait de ses talons un rythme macabre sur le sol rougeoyant. Fein sentit soudain un choc dans le bras qui tenait l’épée et il lui sembla que la lame de lumière s’était allongée.
Légèrement affaibli, Fein continua sa sinistre moisson au nom du maître.

Merx se rongeait pensivement un ongle en voyant la déroute de son armée. Ces vieillards en mauvaise forme physique ne pouvaient soutenir l’assaut impétueux et implacable de cette vague de jeunes vampires. Néanmoins Merx, malgré l’échec apparent du vieil assassin qui se faisait appeler Nhel’ras, conservait encore un atout dans sa manche. L’archaïsme imposé qu’arborait avec fierté cette jeunesse serait leur perte. La technologie vaincra cette horde démente, pensa Merx. Sur cette sinistre pensée, le chef de la faible résistance se tourna vers l’équipe d’élite qui l’attendait à proximité de la vallée où se déroulait le massacre. Merx considéra avec fierté ses cinq compagnons. Ceux-ci portaient une espèce de justaucorps moulant d’une couleur indéfinissable. Un masque transparent épousait à la perfection les visages ridés des cinq vétérans. Chacun tenait un fin pistolet. Son canon était d’une telle finesse que l’esprit se cabrait à l’idée qu’une balle aussi petite puisse exister. Merx, lui-même, supportait le même attirail.

Fein s’affala par terre, satisfait du sacrifice offert au maître. Des dizaines de vieux cadavres boursouflés par l’âge gisaient, en effet autour de leur cruel assassin. Épuisé par tant d’efforts, Fein laissa dériver son regard vers la longue et efficace épée que son maître lui avait accordé. La lame de lumière s’était encore allongée et la pierre translucide du pommeau brillait maintenant d’une lueur rouge et malsaine. Fein ressentit le curieux malaise qui l’avait habité lors de la première utilisation de l’arme. Soudain des cris de terreur retentirent, tirant Fein de sa rêverie. Losqu’il atteignit l’endroit où bivouaquaient ses compagnons, il constata toute l’horreur de la situation. Les féroces jeunes carapaçonnés luttaient vainement contre des ennemis d’apparence insubstancielle. Les lames des lourdes épées à deux mains traversaient comme dans du beurre les corps qui jetaient des reflets multicolores à chaque assaut. Pour ajouter à la confusion, le visage de ces créatures changeaient constamment de physionomie. Des horreurs innommables se distinguaient à travers ces masques infernaux. L’armée de Fein était plongée dans la plus profonde terreur à l’approche de ces six épouvantables spectres. Les jeunes soldats hachaient frénétiquement les assaillants fantomatiques… sans grand succès. De temps à autre un long sifflement aigu se faisait entendre et l’un des guerriers en armure chutait lourdement au sol, terrassé. Fein comprit ce qui arrivait à ses hommes lorsque une des silhouettes brandit une étrange arme de la forme d’un pistolet. Un fin projectile ressemblant à un dard de guêpe alla frapper l’un des chevaliers qui, malgré son armure, s’effondra à son tour. Fein réagit instinctivement et chargea furieusement un de ces monstres, le transperçant de part en part avec son épée de lumière. La créature tourna vers Fein ce qui lui tenait lieu de tête et riposta à cette agression par le tir d’un de ces minuscules dards. Le preux commandant de l’armée rebelle glissa à terre, en proie à d’effroyables souffrances.
Agonisant, Fein assista au massacre du reste de ses frères d’armes. “Maître! croassa-t-il faiblement.”

Ecoeuré, Merx s’arrêta quelques minutes pour reprendre son souffle. Une lame traversa son corps qui jeta de nouveau des reflets multicolores. Le visage rigoureusement atone, Merx leva son donneur de mort vers le grand chevalier devant lui. Ce dernier s’écroula à terre, s’agitant spasmodiquement sous l’effet foudroyant du poison. Cette guerre était insensée et ils le savaient tous mais rien ne pourrait convaincre ces jeunes entêtés que l’ordre des choses ne devait jamais être contesté même au nom de la raison.

Fein sombra progressivement dans l’inconscience. Il rêva. La lune rouge éclairait le songe de sa lueur sanglante. Il sembla à Fein qu’on l’appelait. Puis il ouvrit les yeux et vit descendre vers lui un ondoiement de chaleur. Une flamme noirâtre en jaillit alors, désintégrant
l’une de ces créatures fantomatiques. Les cinq monstres restants hésitèrent quant à la conduite à tenir. L’ondoiement de chaleur les décida vite en réduisant en miettes un second spectre. Les silhouettes se rapprochèrent furtivement du phénomène lorsque de celui-ci sortit une main… effroyablement brûlée.
La foudre tomba d’un ciel sans nuage et de l’endroit où quelques minutes auparavant il y avait un air brûlant se tenait dorénavant un être horrible dont la moitié du corps était abominablement calcinée. Merx et ses trois compagnons restèrent pétrifiés devant cette chose, cette horreur sans nom, responsable de la disparition de deux de leurs camarades. Sous l’influence d’une intuition fulgurante, Merx comprit que le maître de Fein était parmi eux. Les quatre survivants s’apprêtèrent à faire face à l’échec de Nhel’ras.

Fein connut la révélation. Son maître lui était apparu dans toute sa bienfaisance, le bénissant et le ressuscitant de ce sourire si doux, propre au véritables Dieux. Euphorique, Fein se redressa et se tint fièrement aux côtés de son maître. Cramponnant de toutes ses forces l’épée de lumière, le jeune ne remarqua pas que le rubis du pommeau brillait avec encore plus d’allégresse.

VI. … Je les hais tous autant qu’ils sont. Ils m’ont retiré toutes ces émotions qui faisaient de moi un être humain. Au nom de leur égoïsme et de leur plaisir pour la débauche, l’humanité voulut m’assassiner mais à son grand dépit je lui survécut. Maintenant je me venge et même cet insecte rampant qui m’appelle maître souffrira de mon ire. Ils m’estropièrent jadis, ils me balafrèrent. A moi d’endurer le plaisir de leurs pitoyables et méprisables supplications. Je me délecterais de la douleur, de la souffrance, que leur esprit timoré et affaibli subira. Le cri de ce qui leurs reste d’âme repaîtra et assouvira ma faim. Je me nourrirai des peines et des malheurs qu’ils subirent lors de leur existence éphémère. Patiemment ils revivront leurs propres tourments dont je serais l’unique spectateur. Acteurs des drames quotidiens, j’entendrais avec exultation leurs suppliques. Lentement je distillerai dans l’esprit de mes jouets les pires cauchemars de l’humanité. Des mauvais rêves issus du Caect-même hanteront les longues nuits illuminées de ces créatures humaines que, dans ma grâce, j’aurais rendu immortelles. Ce don, ils le regretteront bien vite, les incitera à méditer sur leur solitude éternelle. En parfaits rescapés d’une race éteinte, je les entreposerais dans des univers si minuscules qu’ils n’auront aucune liberté de mouvement. Ceux-ci pourront se targuer d’avoir connu l’Enfer, à la différence près qu’aucune déité bienveillante ne leurs viendra en aide…

Merx et ses compagnons échangèrent de longs regards perplexes. Le monstre qui se dressait devant eux ne devait sûrement pas être sensible aux multiples toxines de leurs armes, donc ils réglèrent leurs pistolets sur décomposition. L’un des hommes de Merx visa soigneusement et tira.
Fein vit soudain l’air se décomposer à côté de son maître alors qu’un nouveau projectile approchait. L’aiguille mortelle n’atteignit jamais sa cible. Au moment où celle-ci devait toucher Baciot, elle disparut. Son émetteur, s’effondra, disparut en une sanie purulente et vaguement bleuâtre. La flaque azur qui restait se distinguait avec éclat sous la lueur écarlate de l’astre lunaire. Fein souleva son épée qui s’alourdissait de plus en plus et chargea avec haine les trois derniers agresseurs de son maître. Le rubis brilla d’autant plus que la fureur du jeune homme s’intensifiait.
Baciot regarda, amusé, le jeune Fein moissonner, cette fois-ci avec succès, les âmes de ses trois adversaires. Cette enfant remplissait son rôle à merveille. Son fanatisme trahissait amplement ses origines humaines. Ce vivant, pensa Baciot, devait fermement croire en l’existence d’un dieu.

Merx sentit la morsure brutale de l’épée de lumière. Celle-ci lui volait, lui arrachait l’esprit du corps pour l’envoyer dans une espèce d’entre monde. Il restait statique sans pouvoir de mouvement. Son enveloppe charnelle gisait devant lui. Son assassin s’agenouillait maintenant devant la monstruosité, origine de cette guerre insensée. L’humanité avait disparu.
La victoire appartenait au maître et Fein ne pouvait s’empêcher d’exulter. Les ennemis gisaient, terrassés, aux pieds du maître et rien d’autre n’aurait pu autant satisfaire le jeune homme. En guise de salut, il s’agenouilla devant son maître et lui tendit son épée par le pommeau dont le rubis luisait de plus belle. Il ne s’en aperçut pas.
“Tu as bien rempli ta mission, noble fils, ironisa Baciot devant un Fein stupéfait, mais ce rôle si important n’est plus tien.”
D’un geste brusque le dieu fit disparaître la lame de lumière. Fein, affaibli aux limites de la mort, tomba à terre, comme une poupée de chiffon. Un long poignard incurvé apparut dans la main de Baciot et celui-ci murmura d’une voix tranchante:
“Je vais te libérer mon enfant. Tu souffriras à jamais des méfaits du passé.”

Fein se tordait au sol sans comprendre la cause de son état. La perte subite de tout contact avec la curieuse épée l’avait dépossédé de tout contrôle sur son corps. Il luttait aux limites de l’agonie devant cet être hypocrite qu’il avait respecté et adoré. Avec répugnance, il chassa toute l’adoration qu’il éprouvait jadis pour cette cruelle créature.
Baciot s’approcha, prêt à porter le coup de poignard final.
Soudain une voix venue de nulle part retentit: “Endormie depuis de nombreux siècles, Celle-ci s’éveille de son sommeil millénaire. Celle-ci châtiera sans aucune pitié les profanateurs de son éternel repos. La rage glacée de Celle-ci s’abattra impitoyablement. Ainsi soit la volonté de Celle-ci. Son règne, dorénavant, reprend.”

Baciot hésita, visiblement troublé. Cette hésitation le condamna. Sous les yeux haineux de Fein, l’homme qui voulut se prétendre dieu mourut de sa propre main. Agité par un tremblement incoercible, Baciot retourna sa propre lame contre lui. Le dieu terrassé eut un hoquet, vomit un flot de sang noirâtre et s’abattit tel un arbre frappé par la foudre.

Fein se jeta rageusement sur le corps de cette créature qu’il haïssait tant, la bourrant sauvagement de coups de poing et de coups de pied. Le jeune pleurait convulsivement, hurlant sa haine, son désespoir et sa solitude. Le soleil se leva sur la terre martyrisée. Le dernier vivant se releva et commença à errer, en proie à la folie, vers les ruines de la ville la plus proche. Il découvrit des murs abattus, des cadavres grimaçants et un sol souillé de flaques de sang séché. Il crut même distinguer parmi les morts la jeune médecin qu’il avait tant désiré jadis. Choqué par ce souvenir, il se coucha et se mit à trembler de terreur.
Quelque part dans ce terrible cimetière, on miaula. Sous un pan de mur écroulé, Fein sauva une petite boule de poils noire et blanche…

La suite, c’est par ici!

Le Néant #5: Une Autre Voie

Ecrit il y a une quinzaine d’années, voici la partie suivante qui a succédé au Chat. C’est aussi une des premières traces de ce pseudo par lequel je signe nombre de mes publications depuis une dizaine d’années sur Internet. Essai d’une nouvelle prenant part dans un futur proche, j’ai donné une part plus importante aux dialogues en espérant les avoir rendu suffisamment dynamique. N’hésitez pas à me faire part de vos critiques! Bonne lecture 😉

I. “Nhetic, mon fils… »

“Non!”

Il se réveilla en sursaut. Depuis quelques jours un cauchemar le harcelait. Un cauchemar fondamentalement différent de tout ceux qu’il avait pu subir des années auparavant. Ce mauvais rêve lui parlait ou plutôt deux voix l’interpellaient distinctement. L’une s’adressait directement à lui d’un feulement chaleureux alors que l’autre se contentait d’engueuler la précédente sans prêter attention à lui. Pourtant il sentait intimement que cette ignorance affectée était destinée à le préserver. Mais de quoi, cela il ne le savait point.

Il rumina encore quelques minutes puis se redressa pour faire face au matin. Ses pieds nus rencontrèrent le grincement contrarié des lattes du parquet. D’un pas décidé, il quitta sa chambre peu après avoir enfilé un gant de cuir noir à sa main droite. Une paire de lunettes aux verres opaques traînait sur une table. Il les saisit prestement pour les mettre quelques secondes plus tard devant ses yeux. Il ne souhaitait pas que ses congénères humains aient le loisir de contempler les deux atroces déformations qu’il masquait derrière ces deux accessoires. Celles-ci étaient apparues peu de temps après le début de ce cauchemar récurrent et il ne pouvait s’empêcher de penser qu’une relation existait entre ces deux phénomènes.

La sonnerie de son appartement le tira de sa rêverie et il s’approcha avec circonspection de la porte d’entrée. Il l’ouvrit délicatement et intercepta au dernier moment la main crasseuse de son agresseur. Celle-ci se tendait désespérément vers lui pour l’étrangler. Cette tentative se solda par un véritable échec et le propriétaire du membre repartit en geignant faiblement: on lui avait proprement cassé le bras. Baciot se congratulait intérieurement: casser un membre en début de journée annonçait une suite bien meilleure. Cela contribua à brièvement dissiper son attitude maussade due en partie au cauchemar.

Le 21ème siècle ne ressemblait à aucune des extrapolations humaines. En 2018, on aurait pu se croire en 1998.
En vingt ans, peu de choses changea à part évidemment les guerres qui connurent un succès énorme dans la majeure partie du monde.
Les dirigeants de pays soi-disant civilisés prenaient grand plaisir à déclarer la guerre à leurs voisins. Ces derniers dépêchaient une importante force armée et les deux troupes s’exterminaient dans un joyeux bain de sang. Puis un traité de paix était signé pour être brisé avec l’assentissement des deux patries incriminées dans le but de relancer une nouvelle guerre. Le plus « drôle » était que le peuple, lui-même, prenait le plus grand plaisir à aller combattre sauvagement une autre population. Le seul bénéfice que l’on pouvait espérer extraire de cette politique guerrière était que les guerres éliminaient l’excèdent naturel humain. Le chômage, bête noire des précédentes décennies, se résorba de lui-même. Évidemment de nombreux humanistes (ou du moins ceux qui restaient) s’indignèrent violemment devant cette attitude barbare adoptée par la majeure partie des peuples dits civilisés dans les quatre coins du monde. Pourtant, les résultats étaient là: le chômage n’existait plus et la criminalité ne se manifestait que très faiblement. Le voleur de ce matin représentait parfaitement l’individu paresseux et indomptable face à la société supposant que le vol et le meurtre résoudraient tous les problèmes rencontrés. Hélas, l’un de ses problèmes, Baciot en particulier, lui avait fait sévèrement payer son intrépidité. Voilà un criminel qui ne sonnera plus chez n’importe qui. Lorsque son bras sera ressoudé, peut-être songera-t-il à se convertir à une autre forme de travail, pensa Baciot.

Ce dernier errait sans aucun but dans les rues sales de sa ville. Il ne travaillait pour ainsi dire pas vraiment. Il rendait par-ci par là des services et on le remerciait pour la plupart du temps par quelques repas chauds. Son modeste logis lui avait été légué par un généreux vieillard. Celui-ci avait étrangement décédé peu après la rédaction de son testament. Baciot n’était évidemment pas totalement étranger à sa mort. Pourtant les remords ne le taraudaient pas. Après tout, se disait-il, il avait rendu service à ce vieil homme en le soulageant de ses lourdes années d’existence. Et puis quel intérêt avait-il à se torturer à propos d’actes passés sur lesquels il ne pouvait plus influer?
Sa vie présente était déjà assez difficile pour que le passé ne vienne le troubler.

Une nouvelle fois un mouvement furtif attira son regard derrière lui. Quelqu’un le suivait depuis deux jours, c’est-à-dire, depuis que l’inquiétant cauchemar s’était imposé à lui. Il ne savait que penser de cette silhouette au regard inquisiteur qui disparaissait dès qu’il osait poser ne serait-ce qu’un oeil sur elle. Elle lui inspirait un étrange sentiment: la crainte. Jamais il n’avait craint quelqu’un ou quelque chose. Une enfance orpheline et une solitude imposée l’avaient endurci malgré lui et il ne se sentait pas en état d’éprouver la moindre émotion pour un être vivant. Son intérêt pour la vie fut rapidement remplacé par un mépris total envers l’humanité. Cette révélation lui parvint à ses dix-sept ans et maintenant du haut de ses vingt ans ses convictions n’avaient en aucune manière changé et ne changeraient probablement jamais.

Absorbé dans ses pensées il ne prêta guère attention à l’être sournoisement tapi contre un monticule de déchets. Sa posture était révélatrice de ses intentions mais étant ailleurs, du moins son esprit, Baciot ne s’en aperçut pas. Étonnement l’attaque ne survint pas de l’avant mais des côtés; ce qui surprit encore plus Baciot. Deux hommes l’immobilisèrent tandis qu’un troisième larron, celui qui se cachait devant Baciot, s’avança, un sourire pervers accroché au visage. Il s’exclama d’une voix nasillarde: “Regardez les gars, ne serait-ce point le bâtard qui m’a amoché le bras?” En réponse à sa question le bras cassé lui flanqua un violent coup de poing de son bras valide.
Baciot cracha du sang.

Il reprit: “Comme c’est raffiné ce gant! Je crois bien que tu mérites une punition.”

Le manchot s’exécuta immédiatement. D’un second coup de poing il brisa la paire de lunettes mais s’arrêta là ne pouvant retirer le gant. Plonger son regard dans les yeux de Baciot le paralysa. Puis, quelques secondes s’écoulèrent et le voleur se mit à caqueter d’un rire dément. Ses deux acolytes firent l’erreur de relâcher leur étreinte. Baciot n’hésita pas une seconde. il aggripa violemment l’un de ses deux agresseurs pour le précipiter sur son compère. Il y eut un bruit d’os broyés qui parut satisfaire les pulsions sanguinaires de Baciot. Ce dernier s’approcha d’un des deux cadavres et déchira un bout de leurs vêtements. Il s’en servit comme d’un bandeau et occulta ainsi ses yeux à la vue de tous. Le voile diaphane masquait ses yeux tout en lui permettant de voir. Il contempla d’ailleurs le dernier voleur devenu fou qui s’éloignait laissant dans son sillage un rire hystérique.

II. Le bandeau gênait excessivement Baciot, non pas par la vue mais par l’effet que ledit tissu dégageait. La faune urbaine passait près de lui en le fixant d’un air compatissant. Et ce qu’il n’aimait vraiment pas, c’était bien la compassion. Ce sentiment, il le ressentait au plus profond de lui-même, ne servait à rien. La dureté lui avait appris comme le mot compassion était dénué de sens. La douleur d’un individu est unique et personne, non personne, ne peut la partager. Baciot souffrait et cette souffrance, personne ne la comprendrait jamais. Il se posait d’ailleurs la question de savoir si il percevait clairement la nature et la cause de cette souffrance.

Baciot fut tiré de sa réflexion lorsque il aperçut un gros tas affublé d’une paires de lunettes noires qui, se dit-il, lui iraient très bien dans quelques minutes. Il se glissa furtivement à la suite de l’homme qui, à tort, s’engageait dans une ruelle sombre. Sa corpulence révélait l’attitude parfaitement insouciante d’un être humain complètement déconnecté de la réalité. Se baguenauder vêtu de riches atours dans les bas-fonds relevait du suicide. Baciot se fit un plaisir de conforter cette thèse. Le gros lard ne reparut d’ailleurs plus jamais. Baciot mettait un point d’honneur à rappeler aux riches financiers, maîtres de la société, que la population des bas-fonds existait encore et que cette classe dirigeante avait intérêt à se méfier de ce peuple marginal.

L’objet de son agression dûment ramassé, Baciot se retira en silence. C’était sa manière de prier pour le salut, ou plutôt le repos, de l’âme du mort. Il n’avait pour ainsi dire pas vraiment de convictions religieuses nettes mais pensait qu’il existait une subsistance de l’esprit du défunt. L’idée que l’être humain ne puisse être qu’un corps organique dont les pensées ne dépendraient que de stimuli nerveux le révulsait profondément. Pourtant il ne supposait pas qu’un dieu omnipotent puisse exister. Sa religion ressemblait plutôt à un amalgame de croyances superstitieuses.

Baciot traversa rapidement la rue et heurta finalement une jeune femme enveloppée dans un long manteau. Celle-ci lui jeta un regard perdu et murmura:
“Monsieur… aimeriez-vous passer un peu de bon temps?”
Ses yeux verts brillaient d’une pure innocence lorsque elle écarta les pans de son manteau. Elle ne portait rien en dessous. Malgré la crasse son corps s’assemblait en formes gracieuses que n’importe quel homme aurait pu trouver à son goût. Baciot n’était pas n’importe quel homme. Il toisa la fille des pieds à la tête d’un regard froid et distant. L’intéressée rougit furieusement.
“Je ne vous plait pas, questionna-t-elle timidement.”
Baciot poussa un sifflement rauque bien malgré lui et parla d’une voix qui n’était pas la sienne:
“Comment oses-tu, femelle humaine, gronda-t-il, jamais, non jamais, je ne m’unirais à une vulgaire humaine. La noblesse de mon sang ne mérite pas d’être souillée par le contact avec la chair d’une guenon humaine.”
Baciot parut aussi étonné que la jeune femme qui battit immédiatement en retraite. Il était comme abasourdi par la violence de ses paroles bien qu’il sût que jamais ce ne fut lui qui prononça ces immondes mots.

Ébranlé par la situation mais aussi vaguement dépité, il se rendit chez lui. Arrivé à son logis, il s’enferma et ne trouva que comme solution que de s’abandonner au sommeil. Il refit le même rêve. Cette fois-ci le cauchemar se précisa et Baciot eut la sensation exaltante d’approcher du but ou plutôt de la source de cet onirisme. Les deux consciences étrangères le prièrent de les suivre et Baciot s’exécuta comme mû par une force qu’il ne contrôlait pas. Elles le guidèrent jusqu’à une plaine de sable gris où le ciel rouge se peuplait d’oiseaux reptiliens aux écailles noires. L’un d’eux d’ailleurs piqua vers Baciot qui s’aperçut avec horreur que son corps ne lui obéissait plus. Au moment où le bec effilé allait lui transpercer le coeur, le volatile reprit son vol vers la nuée criarde qui tourbillonnait paresseusement dans le ciel écarlate. Les voix l’appelèrent de nouveau. Et il suivit. Elles l’amenèrent vers une tour aux parois translucides. Émerveillé par les reflets du verre, Baciot posa sa main sur l’édifice. Le rêve se brisa. Les voix disparurent dans un long râle de frustration. Et Baciot se réveilla.

Il se sentait plus fatigué qu’avant sa sieste et il passa une main lasse sur son visage en sueur. Soudain un mouvement attira son regard perçant:le mystérieux inconnu l’avait suivi jusqu’ici. Baciot enfila rapidement ses lunettes et son gant et se précipita dans la rue en claquant la porte. Rien… la silhouette fugace s’était envolée. Il fit trois fois le tour du pâté de maison et revint bien évidemment bredouille. La nuit commençait à tomber et il ne lui restait plus qu’à rentrer chez lui. Les rues des bas-fonds n’étaient, en effet, pas l’endroit le plus sûr du monde en employant un doux euphémisme. Guidé par la raison mais aussi peut-être par l’instinct de conservation, il regagna son minuscule appartement, claquant la porte, cette fois-ci pour manifester son mécontentement. Le bruit attira d’ailleurs de nombreuses injures de la part de ses braves voisins travailleurs qui tentaient désespérément de trouver le sommeil.

Quelque chose ne tournait pas rond: il n’était plus seul dans le logis. Baciot se fondit doucement dans les ténèbres et se déplaça à pas de velours sur le parquet. Il quitta ses lunettes et deux points jaunes brillèrent dans l’obscurité. Son ouïe surentraînée perçut un bruit de respiration à sa gauche. D’une grâce féline, Baciot tendit ses bras dans l’espoir d’attraper l’ombre tapie. La tentative fut un parfait succès et Baciot plaqua contre le mur son visiteur importun. C’était une visiteuse. La jeune femme qui s’était proposée de s’offrir à lui dans la rue l’avait retrouvé et hurlait à la vision des points jaunes dans la nuit. Baciot prit quelques mesures: il l’estourbit en essayant de ne pas l’amocher. Il porta délicatement la femme évanouie dans sa chambre et la déposa sur son lit avec toute la douceur dont il était capable. Il s’assit en face d’elle en veillant bien à remettre ses lunettes.
Qu’allait-il lui dire?
Il ne connaissait même pas les réponses à ses propres questions. Que pouvait-il lui expliquer?
Il attendit ainsi patiemment son réveil en ruminant de sombres pensées.

III. Baciot la veillait depuis des heures lorsque il s’assoupit soudain. De nouveau son sommeil fut harcelé par ce cauchemar récurrent. Cette fois-ci une seule voix le guida et Baciot distingua une certaine sollicitude de sa part. Baciot ne vit aucune image. Seul le son de la voix s’imposait dans cet obscur monde onirique. Elle lui parla longtemps, faisant mine de comprendre voire de partager les émotions et les sentiments qui faisaient de Baciot un être si à part. Celui-ci comprit qu’elle était sincère. Puis son rêve s’estompa. On le secouait.

La jeune femme s’était réveillée et bousculait Baciot d’un tremblement hystérique. La fille ne pouvait s’empêcher de pleurer convulsivement. Baciot tenta de la calmer en lui parlant doucement, avec un délicatesse inédite chez un être de son acabit. Comme elle ne s’apaisait pas, Baciot tendit ses bras musculeux et l’enserra dans une étreinte réconfortante. Mais la jeune femme terrifiée se recroquevilla peureusement dans un coin du lit. Baciot renonça à toute forme de gentillesse et débita d’une voix forte et autoritaire une liste d’ordres. Les pleurs et gémissements cessèrent presque instantanément et la jeune femme commença à répondre aux questions de son hôte d’une voix à peu prés intelligible.

“Comment t’appelles-tu, interrogea Baciot.”
“Eulila, répondit-elle d’une voix légèrement tremblante.”
Lorsqu’il entendit le nom, Baciot sût qu’il le connaissait. L’audition du nom de la jeune femme eut l’effet d’un déclic dans l’esprit de Baciot et celui-ci perdit subitement conscience. La jeune femme, Eulila, arbora un air satisfait face au soudain état de Baciot et fixa calmement le grand corps sans vie de son hôte impérieux.

L’esprit du jeune homme était, quant-à-lui, libéré de toute entrave physique et voguait paisiblement vers le passé. Baciot voyait avec horreur son présent s’éloigner. Il reparut dans une chambre où un adolescent écrivait. Curieux, Baciot se rapprocha et jeta un coup d’oeil à ce qu’écrivait l’habitant de cette salle. Une lettre… une lettre d’amour ou plutôt une déclaration. Dans cet écrit, Baciot reconnut le nom de la jeune femme qu’il avait hébergé malgré lui. Il nota néanmoins que le nom de la lettre bien qu’étant le même n’était pas transcrit dans la même langue.

Alors que Baciot classait ses découvertes, un épais brouillard envahit la scène. Quelques secondes plus tard il se dissipait. Le décor avait changé et Baciot assista à la remise de la lettre. Il éprouva un curieux sentiment lorsque la jeune fille de la scène déplia la lettre. Il ressentait quelque chose que jamais il n’avait éprouvé. Une sorte de profond attachement s’était formé à la vision de l’adolescente. Celle-ci mettait dans un état d’intense quiétude nostalgique. Puis une éternelle mélancolie, un désespoir sans borne perlèrent en même temps que les larmes de l’adolescent que Baciot ne pouvait nommer.
Baciot partagea cette même souffrance et comprit soudainement qu’il connaissait déjà le pauvre hère qui se tenait dans cette scène.

Le rêve se brisa finalement et Baciot reprit conscience dans la rassurante obscurité de son logis. Eulila se tenait tranquillement en face de lui comme si rien ne s’était passé. Elle affichait un grand sourire amusé. Baciot grogna légèrement devant cet air satisfait et lui tourna rageusement le dos. Quand il daigna se retourner, il blêmit en découvrant qu’elle avait disparu. Le jeune homme se mit alors à formuler inquiétants soupçons vis à vis de cette jeune personne. Les premiers rayons de l’aurore filtrèrent à l’horizon et Baciot conclut ses conjectures par une sombre relation entre la silhouette grise qui le surveillait et sa visiteuse nocturne.
Et si ces deux personnes ne faisaient qu’une…

Le téléphone sonna. Il décrocha. Il raccrocha. On lui avait proposé un petit travail. Baciot avait immédiatement accepté: cela lui changerait les idées. Il louvoya quelques temps entre les ordures puis se mit en chasse. Quelques ruelles plus loin le jeune homme débusqua sa proie. Endosser la profession d’assassin ne posait que peu de problèmes à Baciot. Le travail était assez bien payé et ses capacités physiques lui procuraient un large avantages sur ses proies. Néanmoins le jeune tueur ne voulait tuer qu’une seule fois par mois; ce qui ne lui permettait pas de vivre de l’assassinat. Ses proies pour la plupart d’entre elles ne se trouvaient être que de simples culs-terreux provoquant parfois quelques désagrêments. Les victimes de ces ennuis ne se caractérisaient jamais par un grand sens du pardon et donc la racune se transformaient peu à peu en haine compulsive qui ne s’éteignait finalement qu’à la mort de l’accusé.

Les bas-fonds ne possédaient, pour ainsi dire, pas de justice bien établie. Seulement un quart des crimes commis dans ces fosses infernales étaient punis. C’est pourquoi cela faisait beaucoup rire certaines personnes lorsque la communauté internationale déclarait avec le plus grand sérieux que la criminalité n’existait pratiquement plus. Le pratiquement représentait prés d’une centaine d’affaires sur lesquelles les tribunaux fermaient pudiquement les yeux. Baciot se disait à ce moment-là que les meurtres qu’il commettait causaient sûrement de nombreux maux de tête à bien des personnes.

Le jeune homme se força à se concentrer sur son travail car il ne supportait pas qu’un meurtre soit mal exécuté. Son employeur lui avait appris que sa proie, une femme, lui avait dérobé une certaine somme et pour sa disgrâce, Baciot devait assassiner cette dissidente et lui reprendre par la même occasion l’argent volé. Le propriétaire avait promis un tiers du pactole rapporté. Si le meurtre se révélait difficile, Baciot pensa qu’il pourrait se permettre de négocier de nouveau son salaire avec quelques arguments percutants… ses poings évidemment. La voleuse se terrait dans un bar miteux dont l’employeur s’était permis de lui signaler l’emplacement. Baciot connaissait déjà l’endroit.

Ce bar se trouvait être le repaire ou plutôt la salle de réunion des proxénètes des bas-fonds entiers. Les prostitués et catins qui souhaitaient officier dans les ruelles étroites des bas-fonds devaient impérativement recueillir le support « bienveillant » d’un proxénète du bar.
Tenir boutique sans permission revenait à être pourchassée par toutes ses collègues.

Baciot grogna à l’idée de devoir commettre son travail dans un lieu aussi peuplé. La discrétion n’était pas son fort mais en plus il fallait que sa proie se trouve dans ce bar. Son client avait intérêt à être généreux lors de la paie sinon il risquait d’y laisser quelques plumes.

Après un nouveau grognement, Baciot poussa doucement la porte du bar et pénétra dans une salle étonnement vide. A part le barman, il n’y avait qu’une jeune femme assise à une table au fond de la pièce. L’étonnement fit place à la surprise. La jeune femme qu’il se devait d’assassiner se trouvait être Eulila. Mû une nouvelle fois par une force qu’il ne comprenait pas, il glissa silencieusement vers la table et son occupante. Eulila lui dédia un sourire encourageant.

IV. Un éclair zébra le ciel obscurci par de sombres nuages. S’en suivit un long grondement de tonnerre. Cette vive et fulgurante lumière dérangea brièvement les noctambules des bas-fonds. Car dans les bas-fonds nuit et jour se trouvaient inversés. Les personnes se baguenaudant de jour étaient considérés comme des noctambules alors que les actifs de la nuit passaient inaperçus. De jour les ruelles se dépeuplaient très rapidement contrairement à la période nocturne.

Baciot faisait parti des noctambules. Celui-ci scrutait intensément le doux visage de la jeune femme en face de lui. Il cherchait des réponses dans ses sublimes yeux émeraudes qui semblaient luire d’une flamme surnaturelle. Une lourde masse de cheveux couleur ébène encadrait un visage d’une finesse exquise. Une beauté inhumaine, pensa Baciot.

Finalement il posa une question à cette apparition:
“Qui êtes-vous à la fin,bredouilla-t-il piteusement.”
“Eulila, répondit-elle simplement d’une voix aussi claire qu’énigmatique.”
Aussitôt une déferlante de souvenirs bouleversa sa mémoire. Des souvenirs qui ne lui appartenaient pas. Malgré cela il les accepta. Ce n’est pas qu’il fut contraint mais presque. Une entité impalpable qui se développait en lui depuis sa naissance attendait avidement qu’elle puisse enfin se remémorer la vie autonome qu’elle vécut jadis. Baciot perçut faiblement aux tréfonds de son esprit un soupir de frustration mais aussi d’irritation. L’autre entité semblait souffrir le martyr alors que sa consoeur jouissait apparement de cette remémoration malsaine.

Baciot se sentait écarté de son enveloppe physique même comme si les deux esprits antagonistes se disputaient pour le contrôle de ce corps. Et lui, de cet univers à part, il contemplait Eulila face au corps inconscient qui fut le sien. Baciot avait l’impression de s’être métamorphosé malgré lui en un fantôme désincarné. Il ressentait le vide de l’inexistence comme il sentait ce flottement dérisoire qui annonçait la mort. Cet état de latence s’était déjà fait connaître. Baciot l’avait ressenti lorsque son corps s’était mis à changer. Mais bizarrement, lors des deux mutations, on l’avait conservé en vie et prévenu de la mort. Baciot pensa soudain que les deux esprits hôtes ne devaient pas être étrangers à ce sauvetage opportun.

Mais cette fois-ci, les entités semblaient déterminées à prendre possession du corps de Baciot. Cette vague de force, ce raz de marée mémoriel en étaient la preuve flagrante. Baciot regretta amèrement de n’avoir été jusqu’à la fin qu’un pion que ces deux esprits manipulèrent aisément. Les vingt années qu’il avait vécues, ces vingt années de souffrance ne trouvaient finalement aucun sens face au destin qu’on lui avait réservé sans le consulter. Pourtant malgré son imminente disparition, Baciot ne put s’empêcher de penser à cette femme qui avait prétendu se nommer Eulila.

Au moment où le nom passa dans son résidu spirituel, il pressentit la présence d’une de deux entités comme celle-ci fulminait de rage à l’audition du nom. Baciot comprit que ses deux hôtes se vouaient l’un à l’autre une haine séculaire et que pour s’en sortir il ne lui restait qu’à confronter ces deux esprits pour mieux les contrôler et les endormir provisoirement. L’annihilation viendrait assez tôt.

Rassemblant ses dernières forces, Baciot tenta d’entamer la conversation avec l’entité fulminante. L’essai fut concluant… lorsque son interlocuteur réussit à reprendre son calme. L’union de leurs volontés permettrait, sans aucun doute, la récupération de l’enveloppe charnelle tant convoitée. Leur stratagème se déroula exactement comme ils l’avaient prévu. Lorsque Baciot réintégra son corps, celui-ci ne put chasser la désagréable impression qui avait résulté de l’union avec l’une des deux entités. Une colère démoniaque émanait de celle-ci et, de plus, le miaulement poussé par cette créature informe lors de la chute de l’autre esprit lui glaçait encore le sang.
Le visage de la jeune femme n’avait toujours pas changé et celle-ci affichait encore ce sourire narquois qui troublait grandement Baciot.

Maintes jeunes femmes avaient  souri à Baciot mais jamais d’un air aussi moqueur et inquiétant. Baciot n’aimait pas être inquiet. Cet état de tension lui faisait commettre des erreurs stupides qu’il prenait bien garde de ne jamais refaire. Il tenait en horreur toutes ces réactions primitives et instinctives que l’être humain développait lorsque celui-ci se trouvait sous l’influence d’une forte émotion comme la peur ou l’amour. Baciot considérait que l’être humain se devait de dominer ses instincts et ses émotions au point de ne réagir qu’après évaluation des conséquences entraînées par l’acte à effectuer. La spontanéité se présentait comme la réaction abhorrée par Baciot. L’être mécanique, l’intelligence artificielle représentait le but à atteindre pour l’être humain selon lui. Ce contrôle rendrait l’humanité moins dangereuse pour elle-même et son environnement. Cette utopie, hélas, ne naîtrait jamais car, Baciot le savait, l’être humain se révoltait à tout âge contre toute forme d’homogénéisation au nom de la différence. C’était, hélas, bien dommage car les relations humaines et les échanges internationaux auraient grandement été simplifiés. Les quiproquos se seraient dissipés instantanément sans préjudices aucuns.

L’idée de différence ne dérangeait pas Baciot mais il ne savait comment l’inclure à sa thèse. L’aspect physique importait peu pour lui et l’homogénéisation ne pouvait concerner que le psychisme et non le physique. Certains dictateurs avaient tenté, à travers des purges, d’idéaliser un type corporel mais avaient été freinés dans leur élan après avoir génocidé un grand nombre d’êtres humains au nom de la pureté de la race. Baciot n’appartenait pas à ce schéma de pensées car il considérait le regard physique comme superficiel. Sa misanthropie aiguë l’avait poussé à tenir l’humanité d’un oeil méfiant et envieux. Méfiant de part l’hypocrisie de celle-ci mais aussi envieux de part les plaisirs dont cette dernière bénéficiait. Plongé dans ses pensées, Baciot ne remarqua pas le curieux geste qu’Eulila esquissa dans le vide. Quelques secondes plus tard, le barman pâlissait devant la soudaine disparition ou plutôt évaporation de ses deux clients.

V. L’orage tournait sur les bas-fonds et une nouvelle salve d’éclairs zébra le ciel où se prélassaient avec délectation d’immondes nuages sombres. La ruelle étroite fut brièvement illuminée et la forme trapue d’un mendiant prit la fuite devant la lumière éblouissante qui fit le jour sur les immondices du lieu confiné. Cette lumière resplendissait bien plus que celle émise par les flashs intermittents de l’orage. Néanmoins la lumière s’atténua tout aussi vite pour laisser place à deux silhouettes. L’une se dressait, les bras levés dans une posture incantatoire. Malgré sa petite taille, le vieil homme semblait dominer le monde comme s’il en eût été le créateur. L’autre personne était recroquevillée dans un coin, agitée par un tremblement incoercible.

Baciot se sentait mal. Tout venait de basculer pour lui. La réalité tangible ondulait dorénavant sous la main invisible de la magie. Il ne savait même pas si le terme magie convenait exactement à ce qui venait de se passer. Brusquement la jeune femme dont le nom le troublait grandement avait agité la main et le bar miteux s’était dissolu pour laisser place à une ruelle tout aussi infecte. Pour ajouter à son trouble, la jeune femme semblait s’être volatilisée et, maintenant, Baciot contemplait la face cynique d’un vieillard exultant.

Ledit vieillard fit mine de fouiller dans sa tunique rapiécée pour en tirer un court poignard au bout duquel perlait une fine goutte verdâtre. Baciot comprit immédiatement que la simple entaille d’une telle arme lui serait mortelle. Résolu à défendre sa vie, il se redressa et tira de son gilet un fin stylet, l’arme parfaite pour un assassinat propre et méticuleux. Néanmoins Baciot répugnait à l’utilisation des armes. Le meurtre à mains nues le réjouissait plus amplement comme si, dans une certaine mesure, il éprouvait une jubilation sadique à voir sa proie mourir écorchée vive par les services sanguinaires de monsieur Baciot. Cette fureur sanguinaire ne l’habitait heureusement que brièvement et la vue d’une arme utilisée à son encontre tenait coite cette folie meurtrière. Actuellement Baciot jugulait très mal cette tension et son esprit hésitait entre fureur et terreur. Ses mains tremblaient d’une excitation mal contenue. Malgré ce voile d’émotions, Baciot distingua sur le visage du vieillard, qui ne lui avait pas une seule fois adressé la parole, une souffrance, une sorte de tristesse comme lorsque un parent découvre avec amertume ce que son enfant était devenu.

Néanmoins cette expression ne fut que passagère et Baciot perçut nettement les crispations du visage ridé, annonçant clairement l’imminence du premier assaut. Baciot se campa fermement sur le sol attendant patiemment la future charge de son adversaire. D’une manière très professionnelle, il rabattit son stylet de sorte à pouvoir percer dès le premier assaut l’un des points vitaux du vieillard. L’attaque frontale n’advint jamais. Seulement une frappe par derrière. Abasourdi, Baciot s’écroula, roulant de côté pour contempler son agresseur à la force titanesque. Personne… il n’y avait personne. Le vieil homme s’approcha doucement de Baciot en brandissant sa délicate dague empoisonnée. Baciot vit sa mort. Le vieillard murmura d’un ton où filtrait un éternel regret:
“Je vais te libérer mon enfant. Tu ne souffriras plus des méfaits du passé.”
Il leva bien haut son instrument de mort, prêt à frapper.
Baciot se débattit mais une étreinte invisible le conservait piégé face à sa fin imminente.

Un éclair ou plutôt la foudre s’abattit dans la rue et surpris, le vieil assassin fit un bond de côté, relâchant son emprise écrasante sur Baciot. Ébranlé, ce dernier se releva, contemplant la silhouette qui se tenait désormais près du vieillard. Celle-ci irradiait d’une éblouissante lumière dorée. Baciot se sentit apaisé face à cette lumière quasi divine mais le vieillard, lui, ne semblait pas aussi satisfait. Celui-ci lâchait avec fureur des bordées de jurons à l’apparition lumineuse. Celle-ci parla d’une voix chaude et mélodieuse:
“Je suis désolé Nhel’ras mais mon serment m’oblige à revenir de la tombe et de l’oubli pour protéger notre espoir. D’ailleurs ne l’as-tu point sauvée à sa naissance?”
L’autre répondit agressivement:
“Notre espoir a disparu et s’est dissolu dans notre cauchemar. Je pensais que nous pourrions contrôler cet enfant mais l’avenir me donna tort. Je viens m’en occuper. Mon erreur doit être réparée. Cet enfant retournera au néant ou nous aurons à faire face à la pire abomination depuis la guerre secrète.”
L’apparition rétorqua avec douceur:
“N’avons-nous point vaincu lors de celle-ci? Je fonde, en vérité, de grands espoir en cet enfant car sa volonté est forte. La preuve est qu’il a survécu jusqu’à cet âge. Les deux hôtes ne l’ont point consumé.”
“Tu es d’une innocence écoeurante, reprit le vieillard, mais cela doit être dû à ton passage à l’état d’esprit-gardien. Néanmoins n’as-tu pas remarqué les pertes que nous subîmes lors de cet affrontement sanglant. Je payai d’ailleurs le lourd tribut de vos meurtres sadiques. Oui, je suis amer car vous avez commis le plus grand génocide de l’histoire de l’univers. Par représailles à un acte violent que nous ne comprîmes pas, nous avons exterminé une race tout aussi intelligente voire même plus évoluée que la nôtre. Nous nous disions civilisés mais par la violence nous avons répondu. Je verserais le sang de cet enfant au nom du peuple des Chats que nous avons exterminé. Et personne ne m’en empêchera, déclara gravement le vieil homme.”

VI. Un brouillard méphitique envahissait la ruelle tandis que l’orage se calmait. Les nuages sombres se dissolvèrent lentement en filaments fantasmatiques laissant ainsi filtrer la clarté crépusculaire de la lune. Celle-ci brillait d’un éclat inhabituel comme pour signaler la spécificité de cette nuit. D’ailleurs dans la putride ruelle régnaient des évènements des plus étranges. Une apparition, à ce qui semblait, flottait calmement au côté de deux autres personnes. Un halo doré la nimbait. Les êtres qui l’entouraient s’opposaient aussi bien du point de vue de l’apparence que de l’attitude. Le vieillard du nom de Nhel’ras vociférait des insultes dans un langage inconnu. Le ton avec lequel il prononçait ces mots ne pouvait les définir que comme des paroles insultantes. A l’intention de l’apparition évidemment. Baciot, le jeune homme, sujet de la dispute entre les deux précédentes entités, contemplait d’un air hébété cette scène d’une irréalité apte à faire basculer n’importe quel mortel dans la folie.

“Bien, loyal esprit-gardien puisque tu ne veux point me laisser accomplir ma sainte mission, il incombera à mon solide et puissant allié de provoquer ta perte. Ne reviendras-tu pas sur ta décision, questionna le vieillard.”
L’esprit-gardien, obstiné, secoua en signe de dénégation ce qui lui servait de tête.
“Qu’il en soit ainsi, déclara avec cérémonie le vieil homme. Des ténèbres je T’appelle à la lumière. De la nuit je T’invite au jour. De la mort je Te ramène à la vie. Réponds à Ton serment esprit-gardien, incanta le vieux chasseur.”
Un nouvel éclair frappa le sol de la ruelle et une fois encore une silhouette dorée se profila au milieu du brouillard opalescent.
“Nhel’ras, je réponds à ton appel et j’adjoins volontiers ma force à la tienne pour châtier mon frère félon. Ma tâche est accomplie; soit tranquille, mon ami, je veillerai personnellement à ce que ta quête ne soit plus interrompue.”
Ces paroles prononcées, le nouvel esprit-gardien se précipita avec célérité vers son frère haï. L’autre apparition réagit en conséquence et chargea violemment son agresseur. Le choc jeta à terre Nhel’ras et Baciot. Puis les déflagrations provoquées par les contacts des deux créatures s’estompèrent peu à peu alors qu’elles s’éloignaient.

Baciot se retrouva de nouveau seul face au vieil assassin, conscient qu’il ne ferait pas le poids contre cette adversaire aux forces surnaturelles. Au bord de la crise de nerf, Baciot hurla au vieillard:
“Pourquoi dois-je mourir? Qu’ai-je fait pour mériter ce sort?”
“Oh, tu n’as rien fait, répondit le vieil homme, voilà le problème: tu ne peux rien faire. Tu ne connais même pas tes origines. Comment pourrais-tu maîtriser ton avenir si tu n’as même pas connaissance de ton propre passé? Tu n’es pas humain, jeune Baciot, la preuve étant ta main déformée et tes yeux typiquement félins. Ton existence est une horreur pour tous car tu ne peux contrôler tes faits et gestes. Deux volontés oeuvrent en toi pour obtenir la première la maîtrise de ton corps. Jouet-réceptacle, voilà ce que tu es vraiment! As-tu entendu parler de l’apocalypse que craignaient tellement les ésotériques?”
“Oui, répondit faiblement Baciot.”
“Elle n’eut jamais lieu, reprit le vieillard d’un ton implacable, car un affrontement de deux volontés, le Chat et l’Enfant-Chat, se déroula. Ces deux êtres s’entretuèrent et le fait qu’aucun d’eux ne survécut provoqua la disparition de l’apocalypse tel que nous l’espérions. Néanmoins la fin du monde se perpétra à travers l’enfant créé par le mélange du sang et des volontés du Chat et de l’Enfant-Chat. Baciot, l’enfant de l’apocalypse, naquit ainsi et moi, croyant en la possibilité de rendre un avenir calme à l’humanité, je te sortis de ce sang bouillonnant qui, à chaque seconde, t’étouffait plus encore. Mais ce ne fut que cette année que je compris toute l’étendue de mon erreur. Le Chat commence à prendre possession de ton corps et cette griffe qui te sert de main en est la preuve. Tes yeux abominables ne font que confirmer cette thèse. Pendant ce temps, l’Enfant-Chat possède ton esprit. Baciot, tu te trouves déchiré entre deux volontés antagonistes dont la haine séculaire te consumera jusqu’à la plus atroce des morts que peut subir un vivant. Laisse-moi te tuer que j’abrège cette souffrance qui sévit en toi. Je ne supporte…”
“Tu ne supportes plus! Non! Je ne supporte plus que l’on me prenne pour un monstre. Je veux ma vie et jamais tu ne me la prendras. Le Chat, l’Enfant-Chat, toi, personne ne m’arrachera à la vie. J’ai souffert vingt années pour survivre à travers cette humanité putride et décadente. Et voilà que celle-ci veut ma mort par peur que je ne la détruise. Entendez ma voix, clama Baciot, Chat, Enfant-Chat, je vous défie de sortir de ce corps pour m’affronter dans le but de posséder cette vie qui est la mienne. Craignez-moi car votre fin approche!”
La brume se distordit et deux silhouettes obscures en émergèrent. L’une vaguement féline observait Baciot d’un air narquois et vicieux. L’autre, plus petite, plus chétive, se blottissait dans une robe à capuchon. De ces deux apparitions se dégageait une violente aura de haine. Nhel’ras eut la nausée et s’écroula à terre vomissant tripes et boyaux en murmurant sans cesse « mais qu’a-t-il fait? ».

“Ce corps est mien, hurla Baciot, venez me le prendre, êtres désincarnés.”
“Tu es mon jouet, siffla hargneusement l’apparition féline. Viens à moi, Baciot, car je suis ton père et les pères ont tous les droits sur leur enfant. Tu m’obéiras ou tu périras.”
“Et que se passera-t-il, crétin, si tu le tues, questionna froidement l’Enfant-Chat. Ta stupidité n’a vraiment rien de surprenant puisque tu as peur, Nhet. Je suis ton destructeur car ce corps n’appartient qu’à moi. Entends-tu, à moi!”

Baciot n’en pouvait plus. Ces deux êtres faisaient comme s’il n’existait pas, comme si son avis appartenait à une subjectivité autre. Sa fureur, sa colère et sa haine contre ces esprits, contre les vivants et contre les morts s’amplifièrent tant que son corps lui donna l’impression d’onduler sous le courant d’une chaleur infernale. Inconsciemment il s’éleva de cinq mètres au dessus du sol et prononça une phrase chargée de toute cette négativité: “Je vous hais tous.” Et comme pour joindre le geste à la parole, Baciot abaissa sa main en signe de mort. Les bas-fonds s’embrasèrent et l’intense chaleur des flammes lui consumèrent la moitié droite du corps. Avec un hurlement de rage, il déclencha un terrible éclair d’un blanc aveuglant. Il disparut. En bas les vivants, les esprits-gardiens et les volontés antagonistes disparurent elles aussi mais pour toujours…

La suite, c’est par ici!